HISTOIRE D UN JOUR - 07 AOUT 1960

La Côte d’Ivoire entre souveraineté et promesses africaines

Le 7 août 1960, la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance, tournant décisif dans l’histoire du pays et moment fondateur pour l’ensemble du continent africain. Cette date s’inscrit dans la chronologie dense de la décolonisation, un été où l’Afrique occidentale redéfinit ses frontières et ses espoirs, alors que les empires coloniaux européens, affaiblis par la Seconde Guerre mondiale et confrontés aux aspirations croissantes des peuples colonisés, amorcent leur retrait. Comprendre ce 7 août, c’est donc interroger les mécanismes de la colonisation, les ressorts du réveil ivoirien, la complexité des transitions politiques, et enfin mesurer les premiers pas de cette jeune nation dans la communauté internationale.

La Côte d’Ivoire, avant la proclamation de son indépendance, est d’abord une création coloniale de la France, née au gré des conquêtes militaires et de l’extension de l’empire dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dès 1893, la Côte d’Ivoire est constituée en colonie séparée, rattachée à l’Afrique occidentale française. Durant les décennies qui suivent, l’exploitation économique s’intensifie : la culture du cacao, du café, du coton et du bois devient la colonne vertébrale de l’économie coloniale, reposant sur le travail forcé, la migration interne et une administration centralisée. La mainmise française façonne un territoire où les hiérarchies sociales et ethniques sont remodelées, où les logiques coutumières s’adaptent tant bien que mal à la domination européenne.

Mais la Côte d’Ivoire n’est pas un simple terrain d’exploitation. Dès les années 1940, des évolutions majeures s’amorcent, accélérées par la Seconde Guerre mondiale. L’engagement des Africains dans l’effort de guerre, le vent de réforme venu de la métropole avec la Conférence de Brazzaville en 1944, l’élargissement du droit de vote aux colonies, contribuent à politiser les sociétés africaines. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure de Félix Houphouët-Boigny, planteur, médecin, syndicaliste puis homme politique. Il fonde en 1944 le Syndicat agricole africain, une des premières organisations de lutte pour les droits des travailleurs, prélude à une carrière politique qui le mènera rapidement à l’Assemblée constituante française, puis à la tête du Rassemblement démocratique africain (RDA), mouvement panafricain favorable à l’émancipation politique, mais d’abord prônant une évolution progressive au sein de l’Union française.

Le parcours d’Houphouët-Boigny incarne la singularité ivoirienne. Contrairement à d’autres territoires africains marqués par la contestation radicale ou la lutte armée, la Côte d’Ivoire opte pour une transition négociée. Houphouët-Boigny, devenu ministre dans plusieurs gouvernements français successifs, mise sur la coopération et le dialogue, se forgeant une image d’interlocuteur privilégié de la métropole. Cette stratégie d’entente permet d’obtenir des avancées concrètes : la suppression du travail forcé dès 1946, l’accès progressif aux responsabilités politiques, puis l’autonomie interne en 1958 après le référendum sur la Communauté française lancé par le général de Gaulle. L’option ivoirienne se démarque alors d’un autre courant africain qui réclame une rupture immédiate, à l’image de la Guinée voisine dirigée par Sékou Touré.

L’année 1960 consacre la maturité politique de l’Afrique occidentale. En l’espace de quelques mois, le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso (alors Haute-Volta), le Niger et d’autres territoires proclament leur indépendance. Dans cette dynamique, la Côte d’Ivoire obtient à son tour la pleine souveraineté le 7 août. L’événement, célébré à Abidjan par des cérémonies et des discours marqués d’émotion, voit Houphouët-Boigny devenir le premier président du pays, tout en affichant sa volonté de maintenir des liens privilégiés avec la France. Le drapeau ivoirien – orange, blanc, vert – flotte pour la première fois sur l’ensemble du territoire, symbole d’unité et d’espoir.

Les enjeux de cette indépendance ne se résument pas à l’accession formelle à la souveraineté. Dès l’origine, le jeune État doit s’inventer une administration, structurer une économie, définir un projet national. La question de l’unité, dans une mosaïque de plus de soixante ethnies, constitue un défi de taille. Houphouët-Boigny choisit de s’appuyer sur le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), devenu parti unique, afin d’assurer la stabilité politique et la cohésion. Cette option, pragmatique mais autoritaire, garantit la paix civile dans un premier temps, mais limite la pluralité des expressions politiques.

Le lien étroit avec la France, scellé par des accords de coopération dans les domaines militaire, économique, monétaire et éducatif, façonne la trajectoire du pays. Les investissements français, le maintien du franc CFA, l’envoi de conseillers techniques, permettent à la Côte d’Ivoire de bénéficier d’un essor économique rapide. Abidjan, la capitale, connaît une urbanisation accélérée ; le pays devient le premier producteur mondial de cacao et s’impose comme la locomotive économique de l’Afrique de l’Ouest francophone. Cependant, cette réussite s’accompagne d’une dépendance structurelle à l’égard des marchés extérieurs et d’une concentration des richesses dans les mains d’une élite proche du pouvoir.

Les premières années de l’indépendance sont marquées par une stabilité relative, un climat d’ouverture aux investissements étrangers et une politique régionale de coopération. Houphouët-Boigny joue un rôle modérateur sur la scène africaine, favorisant la création de l’Organisation de l’unité africaine en 1963, tout en restant prudent face aux élans révolutionnaires de certains de ses voisins. La Côte d’Ivoire se veut le pôle de stabilité, misant sur la croissance économique et l’ordre politique plutôt que sur la contestation.

Pourtant, les choix du président ivoirien et la nature du modèle postcolonial suscitent déjà des débats. Le maintien du parti unique, la limitation des libertés syndicales et politiques, la concentration du pouvoir autour de la personne d’Houphouët-Boigny nourrissent des critiques, en particulier de la part des intellectuels et de la jeunesse. La question de l’inégalité de développement entre le sud et le nord du pays, le déséquilibre entre les zones rurales et urbaines, constituent des faiblesses structurelles que la croissance des années 1960 ne parvient pas à effacer.

La place de la Côte d’Ivoire dans la dynamique régionale de l’Afrique de l’Ouest s’affirme néanmoins. Le pays accueille de nombreux travailleurs venus des pays voisins, participe à la construction d’organisations régionales telles que l’Union douanière et économique de l’Afrique de l’Ouest, impulse la coopération dans la filière agricole et dans la gestion des infrastructures. Cette ouverture s’accompagne d’un rôle croissant sur le plan diplomatique, la Côte d’Ivoire s’employant à apaiser les tensions naissantes entre ses voisins et à promouvoir une vision de stabilité et de développement partagé.

Au fil des années, la trajectoire ivoirienne sera marquée par des transformations profondes : la question de la succession d’Houphouët-Boigny, la montée en puissance de la société civile, l’émergence de courants politiques rivaux, la crise économique des années 1980 et les tensions identitaires. Mais le 7 août 1960 reste le socle sur lequel s’appuie l’imaginaire national, un moment de bascule où les espoirs d’autonomie, de progrès et d’unité se cristallisent.

L’indépendance ivoirienne, loin d’être un simple fait institutionnel, s’inscrit dans la longue durée des héritages coloniaux, des aspirations populaires et des défis contemporains. Elle résonne encore aujourd’hui comme le début d’un chemin complexe, où la quête de modernité se confronte aux pesanteurs du passé et aux incertitudes de l’avenir. Ce 7 août, la Côte d’Ivoire entre dans l’histoire mondiale, porteuse des promesses et des contradictions de la décolonisation africaine.