HISTOIRE D UN JOUR - 13 AOUT 1960

Un pays né des rivières

13 août 1960, Bangui s éveille et la République centrafricaine entre dans le concert des nations. L instant semble bref, mais il condense un apprentissage étalé sur des décennies. Un pays ne naît pas en un jour. Il mûrit dans la géographie, dans les échanges et dans les mémoires. Ici les rivières gouvernent l espace. L Oubangui et le Chari fixent des routes d eau patientes, ordonnent les marchés, donnent une mesure aux distances. Entre savanes et forêts, les sociétés gbaya, banda, zande et d autres cultivent et échangent, et le pays se raconte autour des pirogues, des marchés et des saisons, bien avant que l administration venue d Europe n impose ses cadres.

A la fin du dix neuvième siècle, l Oubangui Chari est intégré à l Afrique équatoriale française. L Etat colonial confie de vastes territoires à des compagnies qui collectent caoutchouc et ivoire, puis coton et bois. L impôt, la réquisition et les chantiers imposés rythment le quotidien. Des gardes encadrent les corvées. Des familles fuient la pression. Des villages se vident puis se reconstituent plus loin. La route coloniale remonte vers le fleuve, comme un cordon qui draine produits et taxes. Les missionnaires ouvrent écoles et dispensaires, notent les langues et protègent parfois, sans renverser l ordre établi, car l économie de traite commande les priorités.

Peu à peu l administration directe remplace les concessions. Des écoles se multiplient, des dispensaires soignent mieux, des commis apparaissent, mais la structure économique change peu. Le territoire demeure enclavé, la ville principale avance lentement, le commerce intérieur reste étroit. Les circulations dépendent des crues, des saisons sèches et des pistes nivelées à la main. Dans cette toile se forment des élites modestes, instituteurs, catéchistes et sous officiers, qui apprennent les textes, comptent les cargaisons et servent d intermédiaires entre l Etat et les villages. L Etat reste lointain, mais il prend forme.

Après 1945, l empire recompose ses liens avec ses territoires. L Union française accorde des droits nouveaux, des assemblées locales délibèrent, des élus siègent à Paris. La parole politique s élève à Bangui. Barthélemy Boganda cristallise l attente de protection et de dignité. Prêtre devenu militant, orateur direct, il fonde un mouvement qui prend racine au plus près des villages. Il parle d école, de routes, de justice fiscale, de respect des coutumes et d unité au delà des clivages. Sa popularité tient à un diagnostic simple et ferme. Un Etat doit servir, non seulement prélever. Cette grammaire demeurera au cœur des attentes.

Le référendum de 1958 ouvre une nouvelle étape. L autonomie s affirme dans le cadre de la communauté française. Le nom de République centrafricaine est adopté et Boganda prend les rênes du gouvernement. Il esquisse une administration plus proche, promeut l école obligatoire, promet de réformer l impôt et d en finir avec les pratiques les plus brutales. Mais les moyens manquent, les réseaux économiques demeurent tournés vers l extérieur, les routes sont rares. Le 29 mars 1959, l avion qui le ramène à Bangui s abîme. La disparition de l artisan de l unité ouvre un vide que l histoire comblera autrement.

Les négociations s accélèrent. Il faut un cadre monétaire stable, des enseignants, des médecins, une armée encadrée, une diplomatie naissante. Des accords de coopération sont conclus. Ils lient défense, formation et commerce extérieur. La France reste le partenaire central. Le gouvernement local voit dans cette continuité un gage de sécurité. D autres y lisent une dépendance durable. Dans le même temps, le mouvement majoritaire irrigue le territoire et marginalise ses rivaux. L Etat gagne en moyens et en visibilité, mais il centralise, normatise, et distribue des postes pour cimenter les loyautés.

Le 13 août 1960, l indépendance est proclamée. Les drapeaux neufs flottent, les discours saluent l aurore, et la foule mesure un moment rare. Le lendemain, l Assemblée nationale élit Dacko président. L appareil change de tutelle, non de réflexes. On annonce des plans d écoles et de dispensaires, on promet des ponts et des pistes. Le budget s appuie sur le bois, le coton et le diamant, sur des taxes de circulation et des droits d exportation. La capitale aspire les cadres, les régions demandent des services. En 1964, des élections sans concurrence donnent au parti dominant la totalité des sièges et renforcent la centralisation.

Les contraintes reviennent vite. L enclavement renchérit chaque tonne, la saison des pluies interrompt les trajets, les cours mondiaux aggravent la précarité des recettes. Le parti unique devient la règle, la presse est tenue, les opposants surveillés. L administration distribue postes et salaires pour tenir les fidélités. Cette logique a un coût. Les caisses se vident, la frustration gagne les casernes et les bureaux. Les voisins deviennent indispensables pour accéder aux mers. Les tensions politiques s épaississent, le dialogue s étiole, et la dépendance financière étouffe les réformes utiles.

En décembre 1965, la crise se traduit en rupture. Des officiers prennent le pouvoir et Jean Bedel Bokassa s impose au sommet. Le coup d Etat inaugure une décennie d autorité personnelle. Les institutions se durcissent, l espace public se rétrécit, la mise en scène remplace la délibération. Plus tard, un empire est proclamé et l imaginaire du faste tente de masquer la faiblesse des ressources. Cette trajectoire spectaculaire prolonge des fragilités plus anciennes. L économie reste orientée vers quelques produits bruts, l investissement public est maigre, et la part de la population touchant les services de base demeure limitée.

La relation avec la France continue de structurer le destin du pays. Elle apporte des conseillers, des crédits, des soldats parfois. Elle offre une assurance et impose des limites. En 1979, l empire tombe avec l appui de troupes venues de l extérieur et l ancien président revient un moment. Les années suivantes ouvrent la porte au pluralisme et à des alternances. Mais la stabilité reste difficile. Les administrations apprennent lentement la gestion transparente. Les forces de sécurité peinent à devenir un service et non un arbitre. Les politiques publiques progressent par à coups, au gré des crises et des embellies.

Relire l instant fondateur, c est comprendre que l indépendance a institué une capacité. Celle de parler d une seule voix à l extérieur. Celle d orienter les priorités selon le terrain. Celle de faire naître des politiques adaptées. Elle n a pas dissipé la rareté des routes ni l éloignement des villages. Elle n a pas annulé l inertie d institutions conçues pour remonter l impôt et non pour dialoguer. Elle a cependant installé une responsabilité nouvelle. Gouverner, ici, c est protéger, instruire, soigner, relier. Et travailler la confiance, sans laquelle la promesse d août n est pas trahie, elle est mise à l épreuve.

Au fil des décennies, les générations formées après 1960 ont rempli les écoles, tenté des syndicats, animé des associations, écrit des journaux. Elles ont connu des promesses et des déceptions. Elles ont appris que la justice la plus parlante se mesure à la santé, à l école et à la sûreté des routes. Chaque crise a déchiré le tissu social, chaque répit l a réparé un peu. La société civile n est pas un luxe, elle est l héritière la plus fidèle du jour d août, car ce jour a donné le droit d interroger l autorité, de demander des comptes, même quand la peur voudrait faire taire.

L indépendance a aussi reconfiguré les voisinages. Le pays regarde vers le Congo et ses ports, vers le Cameroun et ses routes, vers le Tchad et le Soudan selon les conjonctures. Les frontières sont des marges vivantes où se croisent commerçants, réfugiés et familles partagées. Elles exigent des politiques patientes qui combinent sécurité et hospitalité. Dans ces échanges, Bangui demeure une ville de fleuve. Elle vit au rythme des crues, des barges et des marchés de quai. Le fleuve, miroir de l histoire longue, rappelle que la continuité importe autant que la vitesse.

Au terme de cette traversée, le 13 août 1960 apparaît comme un point fixe. Il marque la sortie d un cadre impérial et l entrée dans l incertitude créatrice d un destin propre. Il exprime la volonté d écrire un récit commun. Il oblige encore aujourd hui à maintenir les biens publics au centre. Une école rigoureuse et bienveillante, une santé proche, des routes robustes, une justice attentive, voilà les fondations capables de transformer un acte juridique en vie quotidienne. Le pays né des rivières sait ce qu il lui reste à faire, et sait aussi que les réussites modestes valent plus que les gestes spectaculaires.

Raconter ce jour, c est accepter la lenteur. La souveraineté n est pas un événement isolé, c est une œuvre. Elle se construit par la patience des administrations, par la constance des enseignants, par la vigilance des citoyens, par la modestie des gouvernants. Elle suppose des alliances lucides avec les voisins et les partenaires, de sorte que l aide ne devienne pas chaîne. Elle impose aussi de refuser les mirages des grandeurs trop rapides. Le 13 août 1960 n est pas une fin. C est une promesse qui continue de travailler la nation. C est à ce prix que la promesse première deviendra habitude quotidienne, et que la date inscrira enfin sa paix dans les vies.