TAÏWAN - ANNIVERSAIRE
Lai Ching-te, d’un village minier à la présidence

Né le 6 octobre 1959 à Wanli, dans l’ancien comté de Taipei, Lai Ching-te grandit dans une maison que la mort du père frappe tôt, laissant une mère à la tête d’une fratrie nombreuse. Il célèbre aujourd'hui ses 66 ans.
La scène initiale dit l’économie du geste, l’épargne des mots, l’école comme promesse. Wanli est alors un village de mines, de brumes et de houille, entre collines et mer. La mère multiplie les petits travaux, assemble les revenus, impose l’étude comme discipline. L’enfant obéit, non par docilité, mais parce que l’horizon du livre est le seul ouvert.
Dans les lycées de Taipei, il se distingue par la rigueur et par une curiosité méthodique. Le savoir y est un escalier plus qu’un tremplin. Vient l’Université nationale de Taïwan. Il s’oriente finalement vers la réadaptation fonctionnelle, science des trajectoires brisées et des reprises patientes. Le service militaire sur les îles de Kinmen apporte un autre apprentissage, celui du temps figé des zones frontières, où l’on calcule, où l’on observe, où l’on répète. Revenant au civil, il entre au programme post-baccalauréat de médecine de l’Université nationale Cheng Kung, à Tainan. L’hôpital devient atelier où s’assemblent diagnostics, protocoles et prudence clinique.
La médecine à Tainan façonne un habitus: écouter, examiner, diagnostiquer, prescrire, évaluer. Entre l’hôpital universitaire et le Sin-lau Hospital, il s’initie aux circuits de la santé publique et aux solidarités locales, fortement marquées par l’action associative. Il se spécialise, suit les dossiers lourds, prend la mesure du travail d’équipe. Un détour par Boston lui donne une autre échelle encore. À Harvard, il obtient un master en santé publique et découvre la grammaire des politiques préventives, l’économie de la preuve, l’art de l’évaluation. Le clinicien devient lecteur de systèmes: il sait la différence entre un cas, une cohorte et une population.
Le passage au politique ne se fait pas par vocation proclamée, mais par capillarité. Les organisations professionnelles, la vie municipale, les campagnes de santé l’emmènent vers la tribune modeste des réunions publiques. Le Parti démocrate progressiste lui offre un cadre. Élu député de Tainan à la fin des années 1990, il découvre l’atelier de la loi: commissions, auditions, budgets, clauses. La démocratie taïwanaise affine ses procédures et multiplie ses équilibres; le parlementaire apprend à lier l’exigence sociale aux contraintes fiscales, la représentation locale aux intérêts nationaux. Les mandats s’enchaînent et enracinent une réputation de travailleur régulier, attentif aux détails.
En 2010, Tainan devient municipalité spéciale. Lai s’y présente et gagne. Le maire hérite d’une ville de savoirs et d’ateliers, de temples et d’usines, traversée de rivières capricieuses. Il gouverne par listes de priorités: eau, transport, risques, espaces publics. La politique des bassins versants structure l’action; les berges et les canaux sont réaménagés; des parcs linéaires rendent visible la reconquête des rivières. La prévention sanitaire complète le tableau. La ville gagne en lisibilité et en continuité. Les résultats électoraux qui suivent enregistrent un large assentiment: c’est la récompense d’une gestion patiente qui préfère la maintenance aux coups d’éclat.
Toute administration rencontre l’imprévu. La dengue, qui frappe Tainan en 2015, impose une gestion au cordeau: démoustication, communication, mobilisation des quartiers, renforcement des équipes. Les critiques opposées s’expriment, mais l’appareil municipal tient bon et apprend. De cette crise, le maire conserve un réflexe: croiser indicateurs et terrain, hiérarchiser les urgences, protéger les agents, parler clair. L’épisode consolide une image de responsable pragmatique, moins enclin à la polémique qu’à la routine efficace. À l’échelle d’une grande ville, la santé publique et l’hydraulique urbaine deviennent des politiques de civilisation.
En septembre 2017, il quitte la mairie pour la primature. Le chef du gouvernement arbitre entre réformes et continuités. Il accélère la modernisation administrative, pousse l’économie d’innovation, surveille la question énergétique, maintient l’objectif de salaires plus hauts sans casser l’appareil productif. La méthode clinique devient méthode gouvernementale: diagnostics partagés, protocoles, retours d’expérience, corrections. À ce niveau, il apprend aussi les limites du volontarisme et la mécanique des compromis. L’outil budgétaire devient la langue commune, la coordination l’horizon quotidien, la reddition de comptes une hygiène.
Le rapport au détroit s’invite dans chaque dossier. Lai rappelle que l’île vit déjà comme un État souverain sous son nom institutionnel, et qu’il n’est nul besoin d’une proclamation qui créerait plus de risques que de bénéfices. Sa ligne devient celle d’un statu quo vigilant: ouverture économique, défense crédible, diplomatie des réseaux, refus des menaces. L’assertivité croissante du voisin continental confirme que l’équilibre se joue dans les marges, au plus près des faits accomplis et des routines institutionnelles. La doctrine se simplifie: préserver la paix en rendant la coercition plus coûteuse et la coopération plus attrayante.
Au terme de son passage à la tête du gouvernement, il se remet au service du parti, puis accepte la vice-présidence en 2020. La fonction, interface discrète, multiplie les déplacements ciblés. Il assiste à des cérémonies à l’étranger, tient des entretiens parlementaires, visite des partenaires du Pacifique, cultive les échanges avec Washington et Tokyo. Dans ces séquences, il représente une île qui cherche à parler au monde par des liens concrets: technologies, santé, éducation, climat, investissements. La diplomatie adoptée est celle des ponts, loin des proclamations, proche des chaînes d’approvisionnement et des coopérations scientifiques.
En 2023, il prend la direction du Parti démocrate progressiste et prépare l’élection présidentielle. La campagne de 2024 se joue à trois. Le verdict du 13 janvier lui accorde la première place, sans majorité absolue, et un Parlement privé de majorité unique. La nouvelle arithmétique impose la patience et le compromis. Le 20 mai, l’investiture ancre un triptyque de gouvernement: démocratie, paix, prospérité. Dans le même mouvement, des exercices militaires autour de l’île rappellent la densité des rapports de force. Les semaines suivantes confirment que la résilience n’est pas un slogan mais une politique publique.
La suite relève d’une politique des capacités. Défense: moderniser l’entraînement, rehausser les réserves, investir dans les drones et la guerre électronique. Économie: étendre l’écosystème des semi-conducteurs, sécuriser les chaînes, accompagner les petites entreprises. Énergie: augmenter les renouvelables et stabiliser le réseau. Société: logement abordable, soutien aux jeunes, vieillissement actif, réduction des inégalités territoriales. L’État coordonne ces chantiers avec des calendriers réalistes et des financements pluriannuels, et contrôles réguliers.
Lai gouverne avec une chambre fragmentée. Les lois avancent par morceaux, sur des majorités d’idée. Les exécutifs locaux regagnent de l’influence. Le budget devient une négociation permanente. Le président mise sur la cohérence à moyen terme, préférant des séquences de mise en œuvre à des annonces spectaculaires. Ici, l’expérience municipale compte: une ville apprend à faire avec ce qu’elle a; un État fait de même, mais avec des partenaires plus nombreux et des contraintes plus visibles.
La scène extérieure exige la même sobriété. La relation avec les États-Unis, le Japon et l’Europe s’organise autour d’intérêts précis: technologie, investissements, chaînes d’approvisionnement, résilience démocratique. La relation avec le continent demeure conflictuelle, mais les canaux existent quand les circonstances le permettent. Le langage officiel insiste sur la dignité et le respect; la posture militaire, sur la crédibilité. La prospérité de l’île reste adossée aux marchés ouverts et à la confiance qu’inspirent ses institutions; la sécurité, à la préparation lucide du pire afin d’en éloigner la probabilité.
La figure privée n’occupe pas la scène. Marié depuis les années 1980, père de deux fils, il tient sa famille loin du théâtre politique. Le choix est cohérent avec une génération d’élus formés dans une transition démocratique où l’on préfère la régularité du travail à l’exaltation du verbe. Les attaches confessionnelles et communautaires demeurent présentes dans la sociabilité, sans dicter la décision publique. Cette discrétion n’empêche pas une réputation de ténacité, parfois lue comme inflexibilité; elle signale surtout une habitude de l’effort, une patience d’ingénieur social.
Sous cette présidence, l’économie taïwanaise continue son long déplacement: de l’atelier sous-traitant à la conception, du rattrapage à l’invention. Les universités, les laboratoires, les fabricants de machines, les sous-traitants spécialisés, les ports et les data centers forment une constellation qui impose autant de prudence que d’audace. Le pouvoir politique y agit comme coordinateur. Il alloue, protège, prépare, explique. La condition de la prospérité est la stabilité; la condition de la stabilité est la confiance; la condition de la confiance est la prévisibilité des règles.
Le paysage intérieur reste contrasté. Les salaires progressent mais les prix du logement pèsent. Les jeunes ménages hésitent; les régions réclament des investissements; les classes moyennes veulent des services publics prévisibles. Le gouvernement répond par des programmes gradués, préférant les effets cumulatifs aux gestes uniques. La réforme n’est pas un moment, c’est une série. La communication suit: brève, factuelle, répétée. Le registre n’est pas celui de la promesse, mais de la trajectoire.
La géographie impose, en retour, le langage de la mer. Les navires qui croisent au large disent l’échelle où se nouent les flux. Le détroit reste un passage étroit pour les échanges, et un théâtre potentiel. Dans ce contexte, la stratégie officielle consiste à prévenir la surprise: multiplier les exercices civils, former, équiper, décentraliser les capacités, protéger les infrastructures critiques, sécuriser la donnée et les logiciels. Cette grammaire de la résilience, héritée en partie des crises sanitaires et des séismes, s’enseigne désormais comme une routine de citoyenneté.
Reste la politique comme apprentissage collectif. La démocratie taïwanaise est jeune, mais déjà robuste. Elle tolère la critique, accepte l’alternance, tient au secret du vote et à la transparence des comptes. Lai s’y inscrit sans heurt. Il administre, explique, ajuste, tranche. Les scènes parlementaires parfois heurtées ne l’émeuvent pas: elles sont le prix de la pluralité. La fonction présidentielle, dans ce cadre, n’est pas la tribune du chef, mais le point d’équilibre d’un système complexe qui préfère les procédures à la violence.
Au terme de ce parcours, la biographie rejoint l’histoire longue de l’île. Un enfant de village minier devient médecin, puis député, maire, chef du gouvernement, vice-président, président. La continuité n’a rien d’un mythe individuel; elle est celle des institutions, des écoles, des hôpitaux, des conseils municipaux, des partis et des ministères qu’une société a patiemment bâtis. La modernité taïwanaise tient dans ce tissage. L’action de Lai, pour l’heure, prolonge cette logique.