HISTOIRE D UN JOUR - 10 OCTOBRE 2015
Ankara 2015, la paix fauchée

10 octobre 2015, Ankara. Au parvis de la gare centrale, une foule pacifique se rassemble pour une marche du travail de la paix et de la démocratie. Syndicats, ordres professionnels, partis d opposition, associations, jeunes militants et familles convergent. À 10 h 04, une première explosion déchire les cortèges. Quelques secondes plus tard, une seconde bombe frappe plus près encore des drapeaux. Le silence qui suit, rempli de poussière, de cris et de gestes de secours improvisés, scelle...
Pour comprendre ce choc, il faut replacer l instant dans la séquence politique de l année. En juin, les législatives ont amputé le parti au pouvoir de sa majorité absolue. La percée du Parti démocratique des peuples, voix d un électorat kurde et urbain, a redistribué les équilibres. Dans le même temps, le processus de paix engagé avec le Parti des travailleurs du Kurdistan s est brisé durant l été, après un attentat à Suruç et des affrontements qui ont rallumé la guerre dans le sud est. À la frontière, les répliques de la guerre syrienne saturent déjà l agenda sécuritaire, déplacent des populations et multiplient les canaux clandestins qui traversent l Anatolie.
Le jour dit, la mécanique du drame est brève. La première explosion retentit à 10 h 04, la seconde quelques secondes plus tard, au contact de manifestants massés près de la passerelle. En quelques minutes, l espace de la marche est un champ de blessés. Les proches cherchent des noms, les hôpitaux reçoivent des flux d arrivées massives. La capitale retient son souffle, le président et le premier ministre condamnent l attaque, promettent d identifier et de punir ses auteurs. Les familles débutent une longue errance entre morgues, listes et salles d urgence, tandis que la ville s organise autour des dons de sang et des files devant les centres d information.
Au plus près des faits, l enquête suit la piste d un réseau djihadiste déjà connu des services. Des noms circulent, des liens avec des cellules installées en Anatolie méridionale sont établis, des itinéraires empruntant les routes de la Syrie apparaissent. Des perquisitions et rafles sont menées dans plusieurs provinces. Peu à peu, des accusés sont renvoyés devant les juges. Des années plus tard, des peines très lourdes sanctionnent des membres de l organisation, à l issue d une procédure en plusieurs étapes, qui conforte l idée d un attentat préparé par une structure aguerrie.
La réponse du pouvoir se déploie aussi dans l espace de l information. Dès les premières heures, une décision administrative limite la diffusion d images. Dans l après midi, l accès aux réseaux sociaux ralentit à un point qui gêne la circulation des nouvelles et l organisation des dons de sang. L argument tient à la prévention de la panique, au respect des victimes, à la lutte contre la propagande. La contre lecture y voit un réflexe de contrôle et une privation d air pour la société civile au moment où elle a le plus besoin de communiquer, de vérifier des listes et de coordonner des urgences.
Car l attentat intervient entre deux scrutins. Le pays retourne aux urnes début novembre. Le climat est saturé de peur et d incertitude, la paix avec les Kurdes est à terre, la demande d ordre est forte. La majorité parlementaire est reconquise par le parti gouvernemental. Le Parti démocratique des peuples franchit encore le seuil national mais perd des sièges. La marche ensanglantée devient un point de fixation. Pour les sympathisants de l opposition, elle symbolise l abandon des citoyens critiques à la vulnérabilité. Pour le pouvoir, elle valide le récit d une nation cernée et l exigence d une discipline sécuritaire.
Les mois qui suivent consolident cette orientation. D autres attaques frappent des lieux civils et des points névralgiques. L été suivant apporte une tentative de coup d État, puis un état d urgence. Au nom de la lutte contre le terrorisme, des purges administratives, des fermetures de médias, des procédures pénales pour propagande ou appartenance se multiplient. Dans la capitale, une interdiction générale de rassemblements est décidée à plusieurs reprises. Dans l est et le sud est, des couvre feux, des zones bouclées, des opérations urbaines bouleversent le quotidien et redessinent les rapports entre l État et les habitants.
Sur le terrain judiciaire, les audiences révèlent l anatomie d un système clandestin. Recrutements, endoctrinement, passages, explosifs, financements, liaisons avec d autres attaques, tout apparaît par pièces disjointes. Des condamnations à vie tombent, confirmées ensuite lors d une nouvelle phase de jugement. En parallèle, des décisions juridictionnelles européennes évaluent la conduite des autorités à l aune du droit à la vie et des obligations positives de protection. Les familles, qui ont multiplié les requêtes, saluent les peines, mais contestent la portée de l enquête, qu elles jugent insuffisante pour établir l ensemble des responsabilités et prévenir la répétition.
Ce 10 octobre s insère dans un temps long. Depuis la fin de l Empire, la République s est pensée comme l instrument d unification d un territoire composite, soucieuse de réduire les lignes de faille. La centralisation, la méfiance envers les autonomies locales, la valorisation d une citoyenneté homogène ont porté de grands efforts d éducation et de modernisation, mais elles ont aussi façonné un imaginaire politique sensible à la fragmentation. Dans un tel cadre, un rassemblement public qui mêle syndicats, ordres professionnels et militants kurdes devient, pour un appareil d État qu inquiète la dispersion des allégeances, un test des limites acceptables du dissentiment.
La géographie immédiate amplifie encore l interprétation. La Syrie voisine a projeté ses ondes de choc en Turquie, par l afflux de réfugiés, par les circulations clandestines, par des alliances fluctuantes. Les autorités ont laissé transiter des flux ou les ont réprimés, tenté d empêcher l installation d entités kurdes, mené des opérations au delà de la ligne. Le parvis d Ankara n est pas séparé de ces lointains. Les réseaux mis en cause tirent parti des porosités frontalières et des zones grises de la guerre, tandis que la politique nationale cherche à tenir ensemble des objectifs qui s écartent l unification interne et la projection de puissance régionale.
Mais l histoire de ce jour est aussi celle des solidarités. Médecins, ambulanciers, avocats, associations de droits, collectifs de familles, ordres professionnels, partis d opposition, habitants anonymes, tous cousent des filets. Les commémorations annuelles persistent, autour d un nom simple, celui de la date. La gare devient un lieu de mémoire, discret, dans la douleur pour longtemps. Des cérémonies s y tiennent, où l on lit les prénoms et promet de ne pas oublier. La mémoire s institue contre l oubli et contre la tentation d instrumentaliser les morts au profit d un récit à sens unique.
Reste la question brûlante qui traverse toute la décennie. Peut on protéger efficacement contre une menace polymorphe sans étrangler la délibération publique Peut on restaurer la confiance quand la censure, le ralentissement d internet, les interdictions de rassemblement et la pénalisation extensive de la parole critique deviennent des instruments ordinaires Peut on mener de front la traque de cellules djihadistes et une confrontation militaire avec une insurrection kurde sans brouiller les responsabilités ni rendre indistinctes les finalités Ces interrogations ne visent pas à nier la nécessité de la sécurité, mais à la replacer dans une grammaire de droits et de garanties sans laquelle l État se prive d une partie de sa légitimité.
En ce sens, le 10 octobre 2015 n est pas un fait isolé, encore. Il est une césure. Il marque le point où une transition politique déjà délicate bascule vers une ère de recentrage autoritaire, de priorité absolue donnée à la sécurité, et d intériorisation d une guerre qui, d abord lointaine, a gagné la place. L ambition de la marche était de rappeler qu un autre récit collectif demeurait possible. Les bombes ont voulu faire taire cette possibilité. Ce qu il en reste dépend de la capacité des institutions à tirer les leçons promises, de l opiniâtreté des familles, et du maintien d espaces civiques où l on peut, malgré tout, marcher, parler et compter les vivants.