HISTOIRE D UN JOUR - 13 OCTOBRE 1923

Ankara au centre du pays neuf

13 octobre 1923 — Ankara devient la capitale de la Turquie. La date tranche un siècle d’incertitudes et indique le recentrage institutionnel d’un État qui vient de se faire lui?même dans la guerre. Au bord du Bosphore, Istanbul a régné des siècles sur des mers et des continents. Sur les hauts plateaux d’Anatolie, Ankara, modeste bourg fortifié devenu quartier général du mouvement national, s’impose comme siège d’un pouvoir décidé à rompre avec l’ancien monde impérial. Tout commence ici par une géographie et par une politique du temps long.

Le contexte est celui de la fin d’empire. L’Empire ottoman, épuisé par les défaites, par les occupations alliées et par l’érosion financière, s’effondre après 1918. La guerre d’indépendance, partie d’Anatolie en 1919, crée un centre de résistance autour de la Grande Assemblée nationale à Ankara. La distance à la mer, la protection des collines, la position au croisement de routes et de voies ferrées en font un refuge stratégique. C’est aussi un espace symbolique: loin des palais du sultan, le pouvoir s’y construit dans des bâtiments simples, dans l’économie des moyens, dans une discipline nouvelle. On y parle réforme, budget, armée de conscrits. On y dessine des cartes qui recentrent le pays, de la Thrace aux confins de l’Anatolie orientale. L’État en devenir y fabrique sa légitimité jour après jour.

Le 13 octobre est un vote. Les députés réunis à Ankara adoptent une loi d’un article qui désigne la ville comme capitale. Le geste est bref mais décisif. Il coupe le fil avec la centralité impériale d’Istanbul et légalise un état de fait: le gouvernement, l’armée, la diplomatie officieuse y résident déjà. Seize jours plus tard, le 29 octobre, la République est proclamée. La chronologie dit tout: d’abord le lieu, ensuite la forme du régime. On choisit la maison avant d’annoncer l’architecture. La capitale, en s’installant, ordonne l’appareil d’État, impose une nouvelle carte administrative, oblige les corps à se déplacer et les habitudes à se replier.

Pourquoi Ankara et non Istanbul. Parce que l’intérieur protège et recentre. Istanbul reste grande, cosmopolite, ouverte aux influences et aux pressions navales. Ankara est continentale, au cœur de l’Anatolie, plus proche des villes moyennes, des petites capitales provinciales, des villages. On y vient par rail et par route, non par escadre. L’État qui naît cherche la profondeur, non la façade maritime. Il se méfie des interventions étrangères, des regards insistants, des dépendances anciennes. Il veut se donner le temps de réformer. La capitale intérieure concrétise une promesse d’égalité territoriale, encourage un mouvement d’unification territoriale et l’écriture d’un récit national.

Le transfert est aussi une technique. Les ministères s’installent dans des bâtiments modestes, parfois provisoires. Les plans urbains se dessinent dès 1924, puis s’affinent à la fin de la décennie. On trace des axes, on prévoit des quartiers, on assigne des fonctions. La topographie commande: la citadelle garde la mémoire, la plaine accueille les nouveaux tracés, la colline de Çankaya fixe la résidence du chef de l’État et l’emblème du pouvoir. Le vocabulaire urbain change: avenues, parcs, écoles, hôpitaux, bibliothèques. L’architecture administrative expérimente la sobriété. Les équipes d’ingénieurs et d’architectes, locales et étrangères, font de la ville un laboratoire: orthogonalité des rues, zones d’habitat, espaces verts, équipements publics en réseau. On élabore un urbanisme d’hygiène, de circulation, de droit. La capitale devient un manuel à ciel ouvert.

Istanbul n’est pas abandonnée. Elle demeure port, marché, foyer culturel, carrefour des langues. Mais elle cesse d’être le lieu de l’injonction politique. Les chancelleries et les observateurs s’ajustent: les ambassades suivent la capitale nouvelle, les consulats restent sur le détroit. On mesure la mutation par ces déménagements discrets, par ces correspondances réadressées, par ces missions qui, désormais, montent vers l’intérieur du plateau. La séparation des fonctions apaise les tensions: la métropole de commerce continue de rayonner pendant que la capitale administrative règle les priorités de la réforme.

Le 13 octobre est donc une décision d’équilibre. Elle évite la tentation de restaurer l’ancien centre après l’évacuation étrangère d’Istanbul. Elle verrouille l’indépendance en la rendant plus difficile à menacer. Elle érige un symbole visible pour les citoyens: la modernité n’est pas un costume neuf sur la même ville, c’est un déplacement de gravité. En Anatolie, la politique se tient dans un espace qui ressemble à la majorité du pays: continental, sobre, rude. Cette ressemblance nourrit l’adhésion. La capitale intérieure devient un langage partagé.

Dans la longue durée, les capitales déplacées ont presque toujours produit des recompositions. Ankara ne fait pas exception. La décision attire les fonctionnaires, les ingénieurs, les entrepreneurs du bâtiment, les imprimeurs, les libraires. Des écoles normales forment des maîtres, des instituts techniques forment des cadres, des académies juridiques forment des magistrats. La bureaucratie se professionnalise. Les archives, les cartographies, les statistiques se centralisent. La langue administrative s’unifie. La capitale fournit la trame d’une culture de l’État qui se répand par les nominations, les examens, les circulaires.

La ville change d’échelle. D’un gros bourg adossé à sa citadelle, Ankara devient chantier. Les rues s’élargissent, l’alignement s’impose, les perspectives encadrent les bâtiments publics. Les plans successifs privilégient des quartiers aérés, des squares, des alignements d’immeubles bas, une hiérarchie claire entre sièges ministériels et logements. On ménage des vues sur la colline, on dessine des parcs pour les dimanches d’une sociabilité nouvelle. Le tramway et l’automobile restent rares au début, mais l’habitude de la marche ordinaire s’adosse à la régularité des nouvelles avenues.

Le geste politique du 13 octobre éclaire un autre versant: la place d’Istanbul dans l’imaginaire. En cessant d’être capitale, la ville du détroit n’en devient pas moins centrale dans l’économie et dans la culture. Elle garde ses journaux, ses théâtres, ses ateliers, ses banques. L’État, prudent, ne l’humilie pas: il la laisse capitale de l’art, de la mer, des échanges. Le couple Ankara Istanbul organise un pays bimoteur, où l’un régule et l’autre diffuse. Le pays se tient ainsi entre deux mers invisibles: la mer intérieure des administrations et la mer ouverte des trafics.

Le dehors s’ajuste à ce recentrage. Les représentations étrangères acceptent la migration vers l’intérieur, tandis que les consulats demeurent sur le détroit. La capitale nouvelle incarne la légalité issue des traités et se rend crédible pour la négociation quotidienne. aux yeux des partenaires.

Les suites se déploient sur plusieurs décennies. La République entend transformer la société: réforme du droit civil, alphabet latin, école obligatoire, sécularisation. La capitale met en scène ces transformations: on inaugure des universités, des musées, une grande assemblée. L’urbanisme républicain ne cherche pas l’apparat, il cherche l’exemple. Il propose un modèle de vie quotidienne plus réglé, plus lisible, plus propre, et l’associe à la modernité. La capitale n’est pas seulement un cap, c’est une pédagogie par les pierres.

Ankara finit par façonner une classe moyenne d’État. Les familles de fonctionnaires, de professeurs, d’ingénieurs, de médecins, de militaires peuplent des quartiers nouveaux. Elles structurent des réseaux, des habitudes, une sociabilité. Les cafés près des ministères, les librairies près des écoles, les cinémas près des places deviennent des repères. Une culture administrative se constitue, qui privilégie les horaires, les calendriers, les concours, les carrières graduées. Ce tissu social consolide l’État en donnant à ses agents un milieu, des rites, des attentes.

Le choix du centre n’éteint pas les tensions. Les oppositions politiques, les débats sur les réformes, les résistances régionales traversent la capitale et la mettent à l’épreuve. On y voit des parlements agités, des gouvernements qui tombent, des crises qui obligent à renégocier la place du religieux, la liberté de la presse, la décentralisation. Mais la fixité du lieu aide: la capitale, par sa régularité, absorbe les secousses. Le bâtiment parlementaire, les ministères, les avenues servent de théâtre et de rempart. La routine des séances, des décrets, des rapports domestique l’imprévu.

Ce 13 octobre est enfin un moment de mémoire. Chaque année il rappelle que l’État s’est choisi un centre et que ce centre a servi de levier pour reconstruire. Les générations qui n’ont pas connu l’empire vivent avec une carte mentale où Ankara est l’évidence. Les cartes scolaires, les timbres, les cérémonies en ont fait un point fixe. Le pays n’est plus organisé autour d’un détroit, il l’est autour d’un plateau. Cette translation mentale a des effets durables: elle influence les itinéraires économiques, les réseaux de transport, les hiérarchies institutionnelles.

L’histoire longue invite à comparer. D’autres pays ont déplacé leur capitale pour se recentrer, se sécuriser, se régénérer. Mais ici, la vitesse est singulière: en quelques années une ville change de rôle, un État change d’allure. Le 13 octobre est l’éclair qui révèle une transformation de fond. La géographie, la politique, l’urbanisme, l’administration se nouent et composent une nouvelle cohérence. Le pays, en choisissant un centre intérieur, s’est donné du temps. Sur le plateau d’Anatolie, l’État a trouvé un rythme.

Ainsi, la décision de 1923 n’est pas un détail de protocole. Elle est un pivot. Elle concentre la volonté de rompre avec la logique impériale, de protéger la souveraineté, d’éduquer les citoyens, d’organiser le territoire. Elle fait d’Ankara un outil de réforme et d’Istanbul une grandeur autonome. Entre les deux villes se construit un dialogue permanent qui façonne la Turquie contemporaine. La capitale intérieure demeure un signe de ce choix initial: recentrer pour durer.