HISTOIRE D UN JOUR - 20 OCTOBRE 2011
La dernière marche du Raïs

20 octobre 2011. A Syrte, au bord d une mer qui a vu passer commercants, conquerants et nomades, Mouammar Kadhafi chute avec son regime. La date claque comme une fin, mais elle ouvre surtout une periode d incertitude. L evenement tient dans des images, un convoi frappe, un chef hagard extrait d un egout, une foule armee qui bouscule et humilie, puis la mort. Pourtant, pour comprendre, il faut allonger le temps et regarder l espace. La Libye porte dans sa geographie les conditions d une histoire longue: triptyque de desert, de villes portuaires et de routes transsahariennes, ou l Etat, la tribu et l economie petrolee s entrelacent.
Avant le printemps arabe, le regime s est construit comme une experience singuliere. Ne de l insurrection des officiers libres en 1969, il renverse la monarchie senoussie et invente la Jamahiriya, un discours d autogestion et de comites populaires, masque d une centralisation autour du Guide. La manne petroliere redistribue, equipe, subventionne, mais lie les loyautes a la personne et aux circuits de clientele. La contestation est traquee; des periodes d isolement international alternent avec des retours, quand l Etat cherche la respectabilite et negocie sa place dans l ordre mondial. Au dedans, villes et tribus apprennent a composer avec un centre capricieux; au dehors, partenaires et adversaires mesurent l utilite d un producteur de brut qui garde la cle de vannes.
En fevrier, la revolte gagne l Est, puis des villes entieres. Une guerre civile eclate et donne naissance a un Conseil national de transition, qui cherche reconnaissance et appui. A New York, une resolution autorise une zone d exclusion aerienne et des mesures necessaires pour proteger les civils. L intervention aerienne qui suit neutralise l avantage mecanique du regime, frappe des colonnes, entame des depots, accompagne sans se dire telle l avancee des forces rebelles. Sur les routes, des pickup montes de canons antiaeriens dessinent une maniere de guerre a la fois moderne et artisanale, dans une geographie ou la logistique est un pari, les distances un acteur, et la mer un spectateur lourd d enjeux.
Le 20 octobre, le drame se noue en quelques heures. Un convoi tente de percer hors de la ville. Des frappes le dispersent. Des survivants se replient vers un quartier a l ouest, cherchent refuge dans une villa, puis gagnent un canal d evacuation des eaux sous la route. La topographie compte: fosses, talus, murs, trous, tout devient decor d une chasse a l homme. Kadhafi est capture vivant, blesse, entoure par des combattants venus pour beaucoup de Misrata. Les telephones enregistrent la scene; des gestes de vengeance, l effondrement d une solennite d Etat, l exposure d un corps jadis intouchable. Entre capture et deces, les recits divergent; la confusion de la foule arme confond justice, humiliation et execution. Le temps court produit sa verite brute: un chef tombe, un regime defait, une ville qui change de main.
Le Conseil national de transition annonce la liberation du pays et promet une route constitutionnelle. Sur le papier, la transition est claire: des elections, une assemblee, une nouvelle architecture d Etat. Dans les faits, l autorite centrale doit composer avec des groupes armes qui ont gagne la guerre et tiennent territoires, axes et depots. La securite ne se recompose pas par decret; la demobilisation bute sur l economie de la guerre, sur l honneur tire des combats, sur la capacite des villes a s auto administrer. L etat a batir rencontre la concurrence des legitimites locales, nourries de sacrifices et de memoires propres. La geographie des victoires devient la carte des pouvoirs.
La longue duree pese ici de tout son poids. La Libye n a pas connu d institutions stables et pluralistes; elle a surtout connu des formes d Etat faibles ou personnalisees. La rente a achete des paix sociales, mais a rendu le pays tributaire de l exportation energetique. Les alliances tribales, manipulees par le regime, ressurgissent quand l ecran central se troue. Les villes, notamment Misrata, Zintan, Benghazi et Tripoli, suivent des trajectoires propres, entre autonomie et rivalites.
Sur le plan regional, la mort de Kadhafi agit comme une rupture symbolique. Le printemps arabe, commence en Tunisie, passe par l Egypte et touche la Libye avec une intensite guerriere. L issue libyenne, militaire, impressionne les voisins. Elle confirme aux appareils securitaires que la chute d un regime peut engranger des annees d incertitude. La rhetorique de la stabilite regagne du terrain. A l exception de l experience tunisienne qui tente une democratie negociee, l aire environnante se referme, se crispe, et recompose ses priorites autour de l ordre et de la maitrise des forces centrifuges. L episode libyen devient un argument: eviter le chaos vaut la perpetuation d un centre autoritaire.
L intervention internationale se clot formellement fin octobre. Les tableaux d operations affichent des sorties aeriennes, des navires deployes, des cibles neutralisees. L effet immediat fut decapitant pour le regime. L effet structurel fut ambigu. La protection des civils a permis une victoire d un camp et non une negociation; les acteurs externes ont ensuite replie leur dispositif, laissant un champ politique et securitaire a ordonner de l interieur. Les critiques portent sur l apres: absence de plan robuste, surestimation des capacites institutionnelles, sous estimation de la logique des armes. La realite, elle, confirme que les guerres produisent des ordres locaux avant de fabriquer des institutions nationales.
En 2012, une election nationale institue une assemblee. L espoir existe, mais il affronte des realites contraires. Les rivalites entre blocs et l hypertrophie des pouvoirs locaux rendent la decision instable. En 2014, une fracture majeure ouvre une deuxieme guerre civile. Deux poles et deux chaines de commandement emergent, tandis que des groupes armes profitent du morcellement. Des tentatives d union produisent plus tard un gouvernement d entente appuye par des mediations, sans pouvoir imposer un ordre durable.
A l echelle sociale, la guerre a des effets lents et profonds. Les familles recomposent la survie. Les metiers migrent. Les jeunes hommes, armes ou demobilises, cherchent place et revenu. Les ecoles et les hopitaux fonctionnent par a coups. La rente, exposee aux blocages des terminaux et aux marchandages, alimente de nouveaux compromis. Des circuits de contrebande et de securisation des cotes transforment la question libyenne en enjeu mediterraneen. Les pays voisins s adaptent: cooperation securitaire, filets de controle, accords destines a fixer des flux. Les routes anciennes du Sahara servent de nouveau de scene a des economies grises ou l Etat negocie sa part.
Reste la memoire. Le 20 octobre 2011 n est pas recit uniforme. Pour certains, c est la fin d une oppression et l ouverture d un champ des possibles. Pour d autres, c est l acte inaugural d une malediction qui delie les solidarites et met a nu les rivalites. Les images de l humiliation du corps, la circulation virale des videos, ont inscrit la vengeance dans le roman national naissant, compliquant la construction d un Etat de droit. La justice exigee pour les exactions commises lors de la capture demeure un test: faire place a la loi sans reouvrir la guerre. Ici encore, le temps long tranche: les institutions absorbent mal la violence fondatrice si elle n est pas bornee par des procedures lisibles.
Lire la mort de Kadhafi a Syrte avec la longue duree, c est voir une societe prise entre mer et desert, ville et tribu, rente et Etat. C est mesurer l inertie des structures et la vitesse des evenements. L intervention aero maritime a accelere la fin d un cycle sans offrir l ossature du suivant. La Libye negocie encore sa forme en reliant ports, champs petroliers, routes transsahariennes et quartiers de Tripoli et de Benghazi, pendant que des villes victorieuses cherchent une place dans l Etat.
Le 20 octobre est donc un seuil. Il ferme la page d un regime fonde sur la personnalisation du pouvoir. Il ouvre une periode ou le politique tente de reprendre la main sur le militaire. L Etat y cherche son centre. La Mediterranee en ressent les ondes, le Sahel en subit les flux. Parler de fin du printemps arabe signifie ici non l extinction des aspirations, mais la fermeture de plusieurs possibles et la relecture des priorites par des regimes eprouves.
En refermant cette journee de Syrte, on comprend que la mort d un homme ne suffit pas a faire naitre un ordre. Elle rend possible une autre tentative. Elle libere des forces contradictoires. Elle oblige a reconstruire des institutions, a demeler des loyautes, a reorienter des economies. La Libye, au croisement des routes anciennes, poursuit cette tache. Le temps long la jugera, davantage que la fougue d un jour. Dans cette geographie humaine, rien ne se fige: alliances, routes et loyautes se recomposent au rythme des saisons et des cours du petrole, rappelant que l ordre politique en Libye nait moins d un coup d Etat que d une sedimentation patiente et de compromis renegocies au quotidien.