HISTOIRE D UN JOUR - 21 OCTOBRE 1986

Deux souverainetés en mouvement

21 octobre 1986. La même journée relie une constellation d’atolls perdus dans le Pacifique et un continent en quête d’un langage commun pour dire la dignité humaine. Aux Îles Marshall, le Compact of Free Association entre en vigueur et consacre une indépendance négociée. En Afrique, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée à Banjul en 1981, devient applicable et ouvre une ère de juridicisation continentale des libertés. Deux événements répondent aux mêmes forces longues. Ils marquent le temps long d’une sortie d’empire qui préfère l’agencement patient aux ruptures spectaculaires, et fait du droit un instrument d’organisation du monde.

Dans le Pacifique central, l’archipel des Marshall s’étire en chapelets de corail autour de lagons translucides, mais son histoire récente fut heurtée. Espagne, Allemagne, Japon y posèrent tour à tour leurs marques, avant que les États Unis n’en fassent, au titre d’une tutelle onusienne, un espace d’expérimentation stratégique. De Bikini à Enewetak, la période 1946 1958 transforma le paysage et l’intime : déplacements forcés, contamination des sols, blessures lentes. De ce passé dérive une conscience politique exigeante. Les habitants, réduits à l’invisibilité par les cartes des stratèges, firent de la mémoire une ressource pour négocier des réparations, une place et une voix. Le compact se lit aussi comme une réponse à ces années d’exposition où la géographie fut utilisée comme laboratoire.

La voie d’indépendance engagée à la fin des années 1970, avec une constitution en 1979 et un gouvernement autogéré, s’achève institutionnellement le 21 octobre 1986. Le Compact organise la libre association avec les États Unis. Il institue une aide économique pluriannuelle, assure l’accès à certains programmes fédéraux, reconnaît la libre circulation des ressortissants marshalliens vers le territoire américain, et confie à Washington la responsabilité de la défense. En contrepartie, l’archipel conserve ses prérogatives internes. Ce montage, hybride, reflète un calcul de viabilité : les atolls offrent peu de terres arables, les distances renchérissent les échanges, l’administration coûte cher à l’échelle d’une population réduite. La souveraineté devient ici l’art de composer avec les contraintes du milieu et du système international.

Cette architecture n’est pas un simple contrat financier, c’est une forme de gouvernementalité partagée. Elle suppose des renégociations, des évaluations de l’aide, des mécanismes d’indemnisation, des autorités mixtes. Elle trace une ligne de crête : trop de dépendance affaiblirait l’État, trop de distance réduirait sa viabilité. Le compromis est choisi comme méthode. Il permet d’amortir les chocs d’une économie étroite, d’organiser les services publics, d’encourager l’éducation et la santé, d’entretenir les infrastructures. En retour, la présence américaine s’incarne dans des installations, des emplois, une circulation d’hommes et de capitaux. La souveraineté se tisse dans des procédures, des budgets, des clauses, et se mesure à la capacité à négocier ses révisions.

L’indépendance marshallienne a aussi une portée symbolique. Elle réordonne le rapport à la mer et au monde. L’État minuscule s’unit à d’autres voix insulaires pour dire la vulnérabilité climatique, la montée des eaux, la salinisation des nappes, l’érosion des rivages. Il capitalise sur une expérience tragique : la mémoire des essais alimente une rhétorique d’alerte et de justice environnementale. Dans les enceintes internationales, l’archipel n’invoque pas seulement son droit à l’aide, il propose une lecture du monde où les petites sociétés, installées au bord des éléments, perçoivent plus tôt les mouvements de fond. Ainsi, le 21 octobre n’est pas qu’un acte juridique, il est entrée en scène d’une parole périphérique devenue centrale dans la conversation climatique.

Au même instant, autre latitude, autre horizon, l’Afrique dote ses États et ses sociétés d’un texte commun. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples n’est pas une simple transposition. Elle porte une marque propre : elle combine droits individuels et droits des peuples, elle encadre les devoirs des personnes, elle prend au sérieux les dimensions communautaires de la vie sociale. Sa genèse répond aux critiques adressées aux instruments universels jugés trop abstraits ou trop centrés sur l’individu. Elle ancre la dignité dans des contextes politiques où l’État est souvent fragile, où l’autorité coutumière compte, où l’unité nationale est une construction récente. Elle affirme des libertés et protège des appartenances, elle autorise le dialogue entre la tradition et le moderne sous la forme d’articles justiciables.

L’entrée en vigueur du 21 octobre 1986 résulte d’un patient travail de ratifications et annonce la mise en route d’une commission chargée de veiller au respect du texte. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, par des sessions régulières, des communications, des observations générales, fabrique une jurisprudence. Elle le fait dans un contexte contrasté : transitions pluralistes ici, régimes d’exception là, guerres civiles ailleurs. La Charte devient un laboratoire d’interprétation. De l’éducation aux droits à la liberté d’expression, du droit à la participation à la protection contre la torture, chaque dossier fait entrer l’argument juridique dans la vie ordinaire des sociétés. La politique cesse d’être seulement affrontement de forces, elle devient aussi dispute de normes.

La Charte institue un langage commun entre États et société civile. Bar associations, ONG, syndicats, églises, universités s’en saisissent pour dialoguer avec le pouvoir, documenter des violations, exiger des réformes. Elle tisse, au fil des années, un répertoire d’arguments qui irrigue les cours nationales et, plus tard, une cour continentale. Elle crée une temporalité du contrôle : rapports, recommandations, suivis. Rien n’y est automatique, tout y est méthode. C’est une pédagogie de la liberté qui suppose des écritures, des audiences, des délais, des raisons données. Elle contribue à redéfinir la légitimité : se dire État de droit oblige à rendre des comptes à ses pairs africains et à ses citoyens, dans une logique où l’appartenance continentale devient ressource et contrainte.

Ces deux faits, mis côte à côte, racontent la même leçon de longue durée : après l’empire, le monde s’organise par arrangements. Les Îles Marshall n’obtiennent pas un isolement souverain, elles obtiennent mieux pour elles : une capacité à durer dans un environnement contraint. L’Afrique ne reçoit pas une perfection juridique, elle obtient un espace d’argument où les conflits se traduisent en normes, où les excès de l’État se discutent publiquement, où l’idée de peuple se marie avec celle de personne. Le droit n’y est pas une abstraction, il est une pratique sociale, une habitude qui s’apprend, un cadre souple mais tenace. En retour, ces cadres, une fois posés, produisent leurs effets : ils disciplinent la dépense, canalisent la contestation, organisent la négociation.

Il faut aussi voir ce que ces décisions ouvrent. L’État marshallien rejoint les Nations unies en 1991, s’allie aux micro États du Pacifique pour peser, négocie la pêche, la fibre, l’aviation, et porte la cause climatique en tribune. La Charte africaine, enrichie de protocoles, voit émerger une cour qui, malgré des ratifications inégales, prononce et condamne parfois. Elle influence des constitutions et des lois. Les déficits sont réels : lenteurs, résistances. Mais l’institution sédimente. Chaque rapport périodique, chaque recommandation, chaque audience publique incruste un peu plus l’idée que la souveraineté se prouve par la maîtrise de soi et non par l’arbitraire. C’est un apprentissage, et comme tout apprentissage, il progresse par paliers.

La date enfin s’inscrit dans la géopolitique d’alors. À la fin des années 1980, la logique bipolaire se fissure déjà. Les grandes puissances redéfinissent leurs périmètres. Dans le Pacifique, la présence américaine se réorganise en alliances flexibles. En Afrique, la fin des parrainages idéologiques ouvre des transitions, mais aussi des vulnérabilités économiques. La Charte, en posant des garde fous, intervient comme une tentative de civiliser la compétition politique. Le Compact, en garantissant une aide et une sécurité, stabilise un espace où la géographie rend tout coûteux. La même rationalité opère : faire durer des sociétés fragiles dans un monde incertain par des dispositifs qui amortissent le choc des crises.

Pour comprendre le sens profond de cette journée, il faut l’inscrire dans l’épaisseur des milieux. Les atolls exigent une technique de l’habiter : navigation, partage de l’eau, cultures sur sols maigres, solidarités villageoises. Le droit continental africain réclame une technique du débattre : écritures, audiences, indexation des traditions et du moderne. Dans un cas, l’État qui naît invente sa durabilité contre les éléments et l’éloignement. Dans l’autre, les États existants cherchent à tempérer la force par la règle, la victoire par la procédure, l’urgence par la délibération. La première technique est maritime, la seconde est scripturaire. Elles se rencontrent pourtant dans une même finalité : produire des formes stables.

Le 21 octobre 1986 ne clôt rien. Il donne un cap et un vocabulaire. Aux Marshall, la souveraineté se mesure à l’aune de la négociation périodique et de la capacité à transformer une dépendance en levier de politique publique. En Afrique, la dignité se mesure à la persistance d’un contentieux constructif entre gouvernants et gouvernés, sous l’arbitrage d’instances qui s’étoffent. Ici, l’océan rappelle que la moindre variation du niveau des eaux met à l’épreuve l’horizon. Là, la Charte rappelle que la moindre exception devenant règle ruine la légitimité. De part et d’autre, le droit est une discipline de soi, une patience imposée au pouvoir, une grammaire qui permet aux faibles de parler et aux forts d’écouter.

On pourrait croire ces trajectoires dissemblables. Elles se rejoignent pourtant dans un art de la mesure. Ni sécession héroïque, ni fusion dissolvante : une association libre. Ni copie servile des normes universelles, ni relativisme absolu : une charte africaine. Entre ces pôles, des sociétés négocient leurs conditions d’existence politiquement. Ce travail patient structure durablement les institutions locales dans le temps. Le 21 octobre 1986 devient alors une date en relief, un repère où l’on voit la planète se recomposer par l’invention de cadres souples, ajustés aux milieux et aux mémoires. L’indépendance et les droits cessent d’être des proclamations : ils deviennent des techniques de durée, des outils de navigation, des arts du gouvernement au service d’histoires longues.