HISTOIRE D UN JOUR - 23 OCTOBRE 1991

La paix de Paris et le Cambodge réinventé

23 octobre 1991. A Paris, au Centre des conférences internationales de l’avenue Kléber, des délégations cambodgiennes et dix-huit États signent les accords de paix de Paris. Ils clôturent officiellement un conflit devenu chronique et confient à l’Organisation des Nations unies une mission d’administration et d’arbitrage inédite. Le cessez-le-feu doit être surveillé, l’administration observée, la police contrôlée, des élections organisées pour élire une Assemblée constituante, et les réfugiés rapatriés en sécurité. Jamais encore l’ONU n’avait assumé un mandat aussi large dans un État membre, mêlant sécurité, droits, administration et vote. Ce jour-là, la scène parisienne condense l’épuisement d’un pays et la volonté internationale d’en finir avec une guerre par procuration.

Pour comprendre ce basculement, il faut revenir aux strates longues. Le royaume retrouve son indépendance en 1953. Norodom Sihanouk choisit une neutralité active, fragile entre les blocs et les voisins. La guerre du Vietnam fait exploser cet équilibre précaire. En 1970, un coup d’État renverse le chef de l’État et installe la République khmère de Lon Nol. La guérilla gagne les campagnes et l’appareil d’État se délite. En avril 1975, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh et imposent un projet révolutionnaire radical qui abolit villes, marchés et écoles.

La période de 1975 à 1979 voit déportations, collectivisation forcée, famine et exécutions. Pagodes, hôpitaux et administrations sont transformés ou détruits. Les familles sont dispersées, les cadres éliminés, le pays fermé au monde. En décembre 1978, l’armée vietnamienne intervient et renverse le régime. Une République populaire, bientôt rebaptisée État du Cambodge, s’installe à Phnom Penh avec l’appui de Hanoï et de Moscou. Les oppositions se recomposent à la frontière thaïlandaise et reçoivent des soutiens divers.

Dans les camps du long de la frontière, des centaines de milliers de réfugiés s’entassent sous des toits de tôle et de feuilles. On y organise scolarisation, distributions et soins, mais aussi recrutements. Les royalistes du FUNCINPEC, les républicains du KPNLF et les Khmers rouges forment une coalition de façade qui maintient une présence diplomatique tout en restants rivaux. Le conflit devient une mosaïque de fronts locaux et d’enjeux géopolitiques. Il dure parce que chaque partie espère encore gagner, et parce que les parrains extérieurs prolongent le bras de fer régional.

La fin des années 1980 ouvre une fenêtre. Le retrait vietnamien se dessine, la détente sino-soviétique se confirme, et Washington comme Moscou revoient leurs priorités. Une première conférence internationale à Paris en 1989 échoue, mais elle fixe une méthode et un vocabulaire. L’idée d’un Conseil national suprême, instance cambodgienne unique de représentation présidée par Sihanouk et réunissant les quatre factions, s’impose comme clé de voûte. La France et l’Indonésie coprésident les travaux, tandis que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité garantissent l’équilibre général.

L’architecture adoptée en 1991 tient en quelques ressorts précis. La souveraineté est incarnée par le Conseil national suprême, qui délègue des pouvoirs à l’Autorité transitoire des Nations unies au Cambodge, l’UNTAC. La composante militaire surveille la trêve, regroupe les forces, collecte les armes lourdes et rouvre les routes. La police civile observe et conseille. La composante administration civile contrôle des ministères sensibles pour prévenir les manipulations et garantir l’impartialité. Une section électorale prépare listes, bureaux, formation et observation. Une section droits de l’homme documente les abus et diffuse une culture de protection.

Le volet humain occupe une place centrale. Des centaines de milliers de Cambodgiens vivent toujours dans des camps le long de la frontière thaïlandaise. Le plan prévoit leur retour volontaire et sécurisé. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés organise des convois, des centres de transit et des dotations en semences, outils et vivres. Les équipes de déminage dégagent rizières, chemins et villages, car la terre est piégée sur des milliers d’hectares. Les autorités locales, souvent démunies, doivent enregistrer, loger et accompagner des familles qui n’ont plus de titres ni de maisons.

Le pays découvre aussi la mécanique d’une mission internationale. Des milliers de personnels civils, policiers et militaires se déploient avec règles, radios et procédures. Les administrations locales apprennent à travailler avec des superviseurs étrangers, à publier des décisions et répondre aux plaintes. Les radios diffusent aussi messages d’éducation civique. Cette présence soutient l’ouverture de l’espace public, mais suscite aussi incompréhensions et rumeurs. Elle éprouve la patience des uns et la capacité d’écoute des autres. Dans les provinces, l’UNTAC arbitre entre neutralité proclamée et réalités locales, où des chefs de district pèsent plus que des textes. Le Cambodge avance par ajustements successifs, et l’on mesure que la paix n’est pas un état mais un travail quotidien.

La mise en œuvre révèle vite une limite majeure. Les Khmers rouges refusent la phase de cantonnement et de désarmement. Cette non-coopération entraîne un effet de chaîne. Les autres acteurs ralentissent leur propre démobilisation. Des postes armés refleurissent, des incidents visent militants, fonctionnaires, journalistes et parfois personnels internationaux. Des grenades explosent près de marchés, des candidats sont menacés, des bureaux intimidés. L’UNTAC ajuste son plan, renforce la protection, accélère l’enregistrement et maintient l’objectif du scrutin.

Au printemps 1993, le pays vote. Les files s’étirent devant les écoles, les doigts sont marqués d’encre, les urnes sont dépouillées sous l’œil des observateurs. La participation élevée traduit une volonté claire de reprendre la parole publique. Les résultats donnent la première place au mouvement royaliste, tandis que le parti issu de l’appareil d’État conserve un poids déterminant. Aucun camp ne peut gouverner seul. Un compromis de coalition s’impose, avec un partage des responsabilités exécutives et la promesse d’une constitution négociée.

Cette constitution, adoptée à l’automne 1993, rétablit la monarchie et affirme des libertés publiques. Elle redéfinit l’équilibre des pouvoirs et inscrit le pays dans une neutralité internationale. Le compromis fondateur se prolonge en une coexistence pragmatique, parfois heurtée, entre anciens adversaires. Des tensions politiques persistent, mais la bataille pour le contrôle de l’État se déplace vers les règles et les institutions, et non plus vers les armes lourdes.

Les effets concrets se lisent dans le quotidien. Des routes nationales sont réhabilitées, des ponts refaits, des marchés reprennent, des camions de riz, de ciment et de bois circulent. Des écoles ouvrent des classes pour des enfants qui n’avaient jamais connu une salle de cours. Des centres de santé renaissent, des campagnes de vaccination redeviennent possibles. Des pagodes accueillent fêtes villageoises, rituels et aumônes. La diaspora finance toitures, pompes, bourses et microprojets qui reconnectent villages et villes.

Les années suivantes confirment ce diagnostic. Des segments de la guérilla khmère rouge se déliteront et se rallieront tardivement, mettant fin à des poches de combat dans l’ouest et le nord. Des affrontements politiques éclateront à Phnom Penh, rappelant que la compétition pour l’État reste vive. Pourtant, les scrutins se succèdent, l’économie s’ouvre, le tourisme renaît autour des temples, des entreprises exportent textile et riz. Des élèves entrent à l’université, des associations se structurent, des médias osent davantage. Une justice hybride jugera plus tard certains responsables du passé, apportant des décisions symboliques et des archives. Rien n’est linéaire, mais la logique d’institution s’enracine et, à mesure que s’éloigne la mémoire immédiate des armes, la société civile trouve des relais nouveaux.

L’héritage juridique et civique est plus discret mais décisif. La section droits de l’homme popularise brochures, permanences et réflexes. Des journalistes testent la marge de critique, des avocats essaient des argumentaires nouveaux, des magistrats s’initient à des normes internationales. Plus tard, une justice spécialisée jugera certains responsables des crimes du passé, donnant au pays un récit judiciaire, partiel et tardif, mais utile pour la mémoire et l’éducation civique. Rien n’efface les pertes ni les traumatismes, pourtant un langage commun de droit s’enracine.

L’impact diplomatique dépasse le Cambodge. Les accords de Paris deviennent une référence pour des opérations de paix de seconde génération. Elles n’interposent pas seulement des casques bleus, elles organisent des transitions, encadrent des administrations, mènent des élections et parlent aux citoyens. On y rencontre réussites et angles morts. La coordination entre composantes civile et militaire, la gestion des refus d’une faction, la communication transparente et la protection des acteurs locaux apparaissent comme des conditions critiques de succès.

Vu depuis la longue durée, le 23 octobre 1991 marque la sortie d’un cycle de parrainages et de guerres nées de l’Indochine de la seconde moitié du vingtième siècle. Le pays réintègre les organisations régionales, rouvre ses ports et ses marchés, attire des visiteurs vers les temples et les rivières. La politique retrouve procédures et compromis, même si des crispations demeurent et si des concentrations de pouvoir apparaissent. La paix de Paris n’a pas tout résolu. Elle a fourni une horloge, un vocabulaire et un cadre qui rendent la compétition politique moins létale.

Relue aujourd’hui, la signature parisienne n’est pas un épilogue. Elle est une articulation entre un passé d’épreuves et un présent d’adaptations. Elle rassemble la logique des acteurs cambodgiens, la responsabilité des voisins et l’engagement du système onusien. Elle a transformé un théâtre d’affrontements en terrain d’expérience institutionnelle. Elle a permis à des familles de rentrer, à des enfants d’aller en classe, à des villages de se réparer. Elle a rappelé qu’une souveraineté peut se partager un temps pour mieux se refonder.