HISTOIRE D UN JOUR - 24 OCTOBRE 1945

La Charte comme grammaire du monde

24 octobre 1945. A San Francisco, la Charte des Nations unies entre en vigueur et transforme une promesse en institution. Le monde sort d’une guerre totale. Des villes sont en ruines, des continents exsangues, des sociétés déplacées. Ce jour n’est pas une parenthèse diplomatique, mais l’aboutissement d’une sédimentation de pratiques, de doctrines et de calculs d’Etats. Il annonce une tentative méthodique pour organiser la paix, discipliner les conflits, publier les traités et donner aux échanges une langue commune.

Le long dix neuvième siècle avait déjà cherché un ordre. Congrès, concert européen, arbitrages, télégraphes et conventions humanitaires ont tenté de civiliser la rivalité. Après 1918, la Société des Nations a introduit des secrétariats techniques, des comités, des archives, un vocabulaire partagé. Elle n’a pas empêché l’agression, mais elle a installé des habitudes et des outils. La Charte de 1945 hérite de cette mémoire institutionnelle tout en corrigeant ses faiblesses par une mécanique plus resserrée et un centre de gravité placé au Conseil de sécurité.

La seconde guerre mondiale fabrique aussi des liaisons qui survivent à la victoire. Les Alliés apprennent à planifier ensemble, à coordonner les convois, à partager des renseignements, à négocier des standards. La Charte de l’Atlantique fixe des principes. A Dumbarton Oaks, un plan d’organisation se dessine. A Yalta, on tranche la composition et les pouvoirs du futur Conseil. De cette chaîne de textes et de réunions sort la décision de réunir à San Francisco les délégations d’une grande partie du monde afin de finaliser le traité fondateur.

Du 25 avril au 26 juin 1945, on débat article par article. Cinquante Etats signent la Charte le 26 juin. La Pologne, empêchée par les incertitudes de sa représentation, signera ensuite et comptera parmi les membres originels. Le texte est bref, ferme, et clair sur ses finalités. Il érige six organes principaux, place la paix et la sécurité au centre, et associe à cette fin des objectifs économiques, sociaux, sanitaires et culturels. Il confie au Secrétariat une mission de continuité, de mémoire et de traduction, et établit une Cour internationale de Justice pour trancher les différends juridiques.

L’entrée en vigueur du 24 octobre repose sur une condition politique exigeante. Il faut la ratification par les cinq puissances appelées à siéger de façon permanente au Conseil, ainsi que par une majorité des autres signataires. Ce seuil franchi, la Charte devient force obligatoire. Le droit de veto, compromis central, ne sanctifie pas l’égalité formelle, mais il rend possible la participation des grandes puissances à une discipline commune. Sans cette concession, l’édifice se serait effondré avant de fonctionner. Le réalisme institutionnel devient ici la condition d’une ambition universelle.

A partir de ce jour, l’organisation quitte les projets pour les pratiques. On prépare à Londres la première session de l’Assemblée générale. On adopte des règlements de procédure, on discute du budget, on recrute des fonctionnaires internationaux, on installe des bureaux. On recense les territoires à placer sous tutelle. On conçoit des mécanismes d’enregistrement des traités. Le droit international change de rythme. Les différends sont invités à suivre des procédures connues. Les Etats mesurent que l’adhésion procure des droits, mais impose aussi des obligations qui engagent la réputation et la parole publique.

La Charte devient vite le cadre d’un basculement majeur. Les indépendances, portées par des mouvements politiques et sociaux, trouvent à l’ONU une tribune, des relais et une légitimité. Au fil des adhésions, l’Assemblée générale se transforme. Les majorités évoluent et l’agenda se déplace vers la décolonisation, l’égalité souveraine, la lutte contre l’apartheid, le développement. La logique de tutelle cède, et le droit des peuples à disposer d’eux mêmes prend corps dans des résolutions, des missions, des votes.

Dans l’économie monde de l’après guerre, l’ONU tisse un réseau avec les institutions financières de Bretton Woods et avec des agences spécialisées. Santé, alimentation, éducation, travail, culture, communications forment des chantiers durables. La Déclaration universelle des droits de l’homme ajoute une grammaire morale à l’architecture juridique. Peu à peu, se met en place une politique de l’information: enquêtes, indicateurs, rapports, données ouvertes, qui permettent de comparer, d’évaluer et d’orienter l’action publique.

Rien n’est linéaire. La guerre froide fige souvent le Conseil de sécurité, et le veto devient un outil courant. Pourtant, dans les interstices, naissent des innovations. Les premières opérations de maintien de la paix s’improvisent, avant de se codifier. Les secrétaires généraux pratiquent les bons offices, multiplient les navettes, construisent une autorité par la discrétion et la persévérance. La Charte, concise, laisse place à l’interprétation. Elle offre un langage commun qui clarifie les attentes, fixe des bornes, et rend possible la négociation même dans l’urgence.

L’Organisation n’a ni armée propre ni fiscalité mondiale. Sa force tient au consentement répété, à des procédures acceptées, et à l’aura d’une légitimité construite pas à pas. Chaque traité enregistré, chaque mission d’observation, chaque enquête sur une violation renforce l’édifice. Chaque résolution ignorée, chaque budget bloqué, chaque promesse démentie l’affaiblit. Cette alternance fait son histoire. La Charte tient parce que les Etats y trouvent des avantages pratiques: visibilité, prévisibilité, services techniques, médiations utiles.

La date du 24 octobre devient ensuite un rendez vous mondial. Une Journée des Nations unies entre dans les calendriers scolaires, municipaux et médiatiques. Elle ne relève pas du folklore. Elle diffuse des objectifs et des résultats, mobilise des réseaux, rappelle l’existence d’une scène mondiale pour traiter des biens communs que sont la paix, la santé, le climat, la sécurité alimentaire, la culture et les communications. Par la répétition, la mémoire s’ancre et la Charte devient un texte vivant pour des millions de personnes.

La géographie compte. La naissance à San Francisco signale le poids nouveau du Pacifique et des Etats Unis. L’installation à New York place l’organisation au croisement des routes aériennes, des médias et des marchés. Mais l’ONU construit aussi une géographie polycentrique. Genève, Vienne, Nairobi, La Haye, Addis Abeba, Bangkok et d’autres villes accueillent des centres où se trament des politiques concrètes. Le monde y circule par délégations, par experts et par interprètes. Cette circulation produit des méthodes, des compromis, des habitudes durables.

Depuis 1945, l’échelle a changé. De cinquante et un membres, on est passé à l’universalité presque complète. Les thèmes évoluent: prévention des conflits, protection des civils, lutte contre le terrorisme, criminalité transnationale, développement durable, climat, technologies numériques. Les instruments s’affinent: sanctions ciblées, tribunaux ad hoc, commissions d’enquête, mécanismes de suivi, agenda femmes paix et sécurité. La Charte sert de boussole, y compris lorsqu’il faut l’amender pour s’adapter à des réalités nouvelles.

Le 24 octobre 1945 cristallise ainsi une maturation lente. La Charte agrège des héritages et des inventions, des volontés et des contraintes. Elle n’abolit pas la rivalité, elle l’ordonne dans un théâtre de procédures, de mots publics, de comptes rendus. Elle ne supprime pas la violence, mais elle la rend plus coûteuse politiquement et plus visible aux yeux du monde. Elle n’éteint pas les souverainetés, elle les articule pour les rendre compatibles avec des biens communs.

Aujourd’hui encore, le bilan se lit moins aux sommets qu’aux routines. Comités qui comptent les victimes, équipes qui vaccinent, juges qui tranchent, médiateurs qui s’interposent, experts qui auditent, voilà la trame utile. L’Organisation n’est pas un gouvernement mondial. C’est une fabrique de règles et d’outils, ouverte aux Etats et aux sociétés. Elle réussit quand elle rend possible ce qui, sans elle, resterait hors de portée: organiser l’aide, rassembler des preuves, coordonner des normes, protéger des civils.

Ce 24 octobre rappelle enfin que les institutions durent si elles apprennent. L’ONU a appris de ses crises, de ses échecs et de ses lenteurs. Elle a appris des mobilisations sociales, des sciences et des innovations techniques. Elle a multiplié les langues de travail, modernisé des procédures, renforcé la transparence et l’accès aux données. A San Francisco, on avait posé des principes. A New York et ailleurs, on les a instruits, ajustés et transformés.

Ainsi, la date n’est pas un simple anniversaire. Elle marque la décision de doter la planète d’une grammaire commune. Les bureaux, les comptes rendus, les traductions, les missions, l’ordinaire administratif composent un bien public mondial. Ce n’est ni un miracle ni un destin. C’est une oeuvre de patience. Ouverte le 24 octobre 1945, elle continue de s’écrire chaque jour dans les pratiques, les compromis et les usages des Etats et des sociétés.

Dans cette perspective, la Journée des Nations unies agit comme un rappel méthodique. Elle invite écoles, collectivités, entreprises et administrations à éprouver la Charte dans des actions concrètes, à relire des engagements et à mesurer des écarts. Elle diffuse une pédagogie des interdépendances, utile aux diplomates comme aux citoyens. Chaque 24 octobre sert de balise dans l’année politique, pour évaluer les instruments collectifs, interroger leurs effets et corriger leurs angles. En ce sens, la célébration n’est pas un décor, mais une méthode pour tenir dans la durée, ensemble. Elle rappelle que la paix ne tient pas seulement à des traités, mais à des routines partagées, à des chiffres comparables, à des règles connues et à une publicité des actes, sans lesquelles aucune confiance collective ne peut durablement se construire par tous également.