HISTOIRE D UN JOUR - 26 OCTOBRE 1967
Un sacre tardif pour sceller un régime en mouvement

26 octobre 1967 : a Teheran, dans la salle d audience du palais du Golestan, Mohammad Reza Pahlavi se couronne puis couronne Farah Diba, devenue shahbanou. La television diffuse la ceremonie et fixe l image d une monarchie qui s inscrit dans la longue duree tout en promettant la modernisation. Ce couronnement arrive tard, apres vingt six ans de regne. Il prend sens si l on repart de 1941, si l on suit la patiente consolidation d un pouvoir soumis aux contraintes de la guerre froide, puis si l on regarde vers 1979, quand l edifice s effondre sous le choc combine des crises sociales, politiques et religieuses.
En septembre 1941, l Iran est envahi par les armees britannique et sovietique. Reza Shah abdique. Son fils, vingt et un ans, devient souverain d un pays occupe qui sert de corridor logistique aux Allies. Le nouveau shah regne sous surveillance. L Etat est affaibli, la souverainete entamee, l armee sous controle, l economie sous pression. Dans ce contexte, un sacre n aurait ete qu un decor sans substance. La monarchie continue, mais au conditionnel. Le jeune souverain comprend que la legitimation ne peut passer que par la reconstruction des capacites de l Etat, la restauration de l autorite et l obtention de resultats visibles.
Le debut des annees 1950 confirme cette lecon. La nationalisation du petrole par Mohammad Mossadegh ouvre un bras de fer avec les compagnies etrangere et une crise institutionnelle interne. En aout 1953, le renversement de Mossadegh et le retour du monarque installent une nouvelle phase. Le shah retire de cet episode une idee simple. La tradition dynastique ne suffit pas. Il faut l adosser a la performance economique, a la securite et a l unification de la scene politique. Tant que ces piliers ne sont pas solides, un sacre serait premature.
La fin des annees 1950 et le debut des annees 1960 voient l Etat centraliser et planifier. La Revolution blanche, lancee en 1963, rassemble des reformes foncieres, la nationalisation des forets, la creation de corps d alphabetisation et de sante, la participation des ouvriers aux benefices, une reforme electorale, l extension des droits des femmes. L objectif est de forcer la transformation d une societe encore largement rurale, de soutenir l urbanisation, d accrocher l Iran aux circuits industriels et energetiques contemporains. Des barrages, des routes, des universites et des logements deviennent les images d une promesse de prosperite.
Dans ce cadre, la decision d attendre 1967 repond a une logique politique et dynastique. Le prince heritier, ne en 1960, donne une perspective de transmission. Les recettes du petrole augmentent, l Etat finance des infrastructures, la croissance accelere, la capitale aspire des centaines de milliers de migrants internes. Sur la scene internationale, l Iran s affirme comme partenaire cle des pays occidentaux et verrou regional face a l Union sovietique. Le shah estime que les conditions sont reunies pour sceller symboliquement le chemin accompli et fixer une identite de regime associee a la modernisation.
La dramaturgie de la journee traduit cette intention. Le palais du Golestan inscrit la ceremonie dans la topographie des royautes iraniennes. Le trone Nadiri, les tapis, les uniformes, la choregraphie des entrées, composent un theatre de souverainete. Le souverain se pose la couronne sur la tete, geste qui insiste sur une source profane de l autorite, liee a la nation et a l Etat plus qu a une onction religieuse. Il couronne ensuite Farah, premiere reine couronnee depuis des siecles, signe voulu d une place rehaussee des femmes dans la sphere publique et d une stabilite dynastique. Une couronne nouvelle a ete composee pour elle, rappelant que le regime sait produire ses propres symboles.
Ce langage visuel prolonge une strategie plus vaste. Le pouvoir sait deja orchestrer ses images. Les actualites projettent des barrages, des ecoles, des hopitaux, des usines, des parades. Le sacre n est qu une piece, spectaculaire, d une communication d Etat qui veut convaincre que la monarchie est l instrument du developpement et de l integration nationale. En face, des recits concurrents existent. Le clerge qui a perdu du terrain dans la justice familiale et la mediation sociale recompose des reseaux d influence. Les marchands du bazar se sentent marginalises par des circuits relies a l Etat et aux firmes etrangeres. Des etudiants et des intellectuels contestent la censure et la repression. Le regime pense pouvoir neutraliser ces lignes de fracture par la croissance et l ordre.
Mais la croissance masque des tensions. La reforme agraire fragmente des exploitations sans toujours fournir le credit, l irrigation et l encadrement technique. Des paysans migrent vers des villes ou le logement se fait rare et cher. Les inegalites se creusent entre secteurs connectes a l Etat et tissu ancien de petits producteurs et de services. L inflation alimente une frustration diffuse. Le controle policier, efficace a court terme, prive le regime de relais sociaux. Faute de partis solides et de syndicats autonomes, la mediation se resserre autour de l administration et de la police, qui saturent vite.
La question religieuse, sous estamee, revient au premier plan dans les annees 1960. Des clercs formulent une critique morale du regime, combinant themes de justice sociale, dignite nationale et rejet de l emprise etrangere. Ils reactivent des formes d organisation depuis les mosquées, les funerails et les reseaux d entraide. Les heurts de 1963, qui suivent des protestations, laissent une memoire. Dans ce contexte, le sacre de 1967, qui montre une reine couronnee et un decor percu comme occidental, nourrit des condamnations dans des milieux conservateurs.
Le cycle suivant amplifie les contradictions. La hausse du prix du petrole au debut des annees 1970 enrichit l Etat, attire des firmes etrangeres et alimente une vague d importations et de chantiers. Les recrutements explosent, les salaires nominaux montent, mais l inflation ronge le pouvoir d achat. Des chantiers ambitieux absorbent des capitaux et des competences que la planification peine a ordonner. Dans les quartiers peripheriques, des jeunes diplômes affrontent un marche du travail heurte. Le discours officiel, qui celebre la puissance, parait s eloigner du quotidien.
A partir de 1977, des pressions internationales autour des droits et libertes se combinent avec des calculs internes. La censure se relache partiellement. Des petitions circulent, des tribunes paraissent, des opposants testent les limites. En 1978, la dynamique devient nationale. Des manifestations massives s enchainent, des greves paralysent des secteurs clefs, notamment l industrie petroliere, qui est la ressource cardinale de l Etat. Une journee de repression sanglante a Teheran brise l image d invulnerabilite. La tresorerie souffre, les importations ralentissent, la penurie de biens accroche la colere a la vie quotidienne.
Au debut de 1979, le shah quitte l Iran. Un gouvernement provisoire tente un compromis, mais la mobilisation religieuse, sociale et nationale emporte l ancien ordre. En fevrier, la monarchie est abolie et la Republique islamique s installe. En douze ans, l intervalle qui separait le sacre de 1967 de la chute s est rempli de signes. Le regime a surestime la force de ses images. Il a sous estime la profondeur des reseaux adverses et des frustrations. La modernisation par le haut a transforme le pays, mais elle n a pas suffisamment transforme l adhesion.
Dire que le shah etait au pouvoir depuis 1941, c est souligner la place du temps dans sa decision. En 1941, occupe et contraint, il aurait sacralise un provisoire. En 1953, revenu de la crise, il privilegie la reconstruction. Dans les annees 1960, il attend des preuves. Le sacre tardif vise a sceller ce moment, quand l Etat, les reformes et la dynastie semblent alignes. Il tient aussi a la succession. La presence d un heritier donne sens a la regence eventuelle de la reine et rassure des cercles proches du pouvoir.
La ceremonie elle meme fonctionne comme une matrice. Le lieu raconte la monarchie, le trone dit l Etat central, la couronne du souverain affirme une autonomie du politique, la couronne de la reine signale une volonte de moderniser les roles de genre. La television insere le palais dans les salons. Tout indique un regime qui veut faire des symboles un instrument de gouvernement. Dans ce sens, le couronnement n est pas un caprice. Il est une politique, qui mise sur la valeur integratrice du rite.
La suite montre la limite de cette croyance. Des Etats qui lient leur legitimation a la promesse de modernisation doivent produire vite des institutions capables d absorber le conflit. Faute de relais, le choc social se traduit en rupture politique. En Iran, le sacre tardif a voulu refermer l incertitude des origines, de l occupation de 1941 et de la crise de 1953. Il a reussi a installer l idee d une monarchie stabilisee. Il n a pas cree des mediations durables. Lorsque les greves ont touche l energie, la machine s est gribee. Lorsque la repression a frappe, la memoire collective s est retournee contre le pouvoir.
On se souvient donc a la fois des velours et des chantiers, des musiques et des files d attente, des etendards et des slogans. Le 26 octobre 1967 demeure une date utile pour lire le cycle entier. Il rappelle qu un regime peut croire atteindre la perennite au moment ou il touche un seuil. Il rappelle aussi que des images fortes ne remplacent pas des arrangements sociaux solides. La monarchie pahlavi, au pouvoir depuis 1941, a choisi de transformer un sacre en bilan et en programme. Douze ans plus tard, la rue a impose un autre recit.