CURACAO - ANNIVERSAIRE

Gilmar Simon Pisas, de la rue aux affaires générales

28 octobre 1971. Naissance de Gilmar Simon Pisas à Curaçao, île caraïbe appelée à devenir en 2010 un pays autonome au sein du Royaume des Pays-Bas. Il fête aujourd'hui ses 54 ans.

Cette date le place dans une génération charnière, élevée dans les dernières années des Antilles néerlandaises puis adulte au moment où la promesse d’autonomie devient réalité. Il grandit dans les quartiers de Willemstad où l’école publique, les églises, les clubs sportifs et les marchés structurent la vie sociale. On y parle papiamento, néerlandais, anglais et espagnol; on y apprend la circulation entre cultures et l’importance des liens de voisinage. Dans ce monde insulaire, l’État est proche, visible, et la sécurité publique perçue comme un bien commun. Ce cadre familier explique en partie un premier choix professionnel: servir l’ordre public.

La première vocation est le service de l’État. Pisas choisit la police et apprend le métier dans la rue, au rythme des patrouilles, des mains courantes, des auditions et des procédures. L’île est modeste en superficie, mais les enjeux sont lourds: flux touristiques changeants, vulnérabilités sociales, trafics maritimes qui traversent la Caraïbe, tensions ponctuelles dans les quartiers populaires. Le policier retient trois leçons: la valeur des chaînes hiérarchiques, l’utilité des coopérations avec la justice, la nécessité de décisions rapides et traçables. Cette expérience forge un style pragmatique, attentif au terrain et rétif aux improvisations spectaculaires. Elle installe aussi un rapport direct aux citoyens, utile pour un futur élu.

La bascule vers la vie publique s’opère au milieu des années 2010 quand il rejoint le Movementu Futuro Kòrsou, formation apparue en 2010 dans la séquence d’autonomie ouverte par la dissolution des Antilles néerlandaises. Le parti porte un discours d’affirmation curacienne, de lutte contre les rentes, et de fermeté dans la négociation avec La Haye. Pisas y trouve un cadre, une grammaire politique et des relais. Aux élections de 2016, il est élu député au Parlement de Curaçao. Le 17 février 2017, la Chambre le choisit comme président, fonction brève mais structurante: conduite des débats, arbitrage des groupes, maîtrise des procédures. Ce premier palier prépare l’entrée au pouvoir exécutif.

Le 24 mars 2017, à la suite de la chute du cabinet Koeiman, Pisas est nommé Premier ministre d’un gouvernement intérimaire et cumule la Justice. La période est tendue: un scrutin anticipé a été convoqué pour le 28 avril. Une nouvelle majorité parlementaire soutenant l’exécutif estime que le retour aux urnes n’est plus nécessaire et défend un report au nom de la stabilité. S’ensuit un conflit de normes et de légitimités. La gouverneure Lucille George-Wout refuse de signer l’acte, jugeant qu’il porterait atteinte à la sécurité juridique et à la bonne gouvernance; le Conseil des ministres du Royaume intervient pour garantir la tenue du vote. Le 28 avril, les élections ont lieu et, le 29 mai 2017, le cabinet Pisas cède la place au gouvernement Rhuggenaath. Cet épisode, souvent réduit à une crise, constitue aussi un apprentissage accéléré des bornes constitutionnelles de l’autonomie et de la relation avec le Royaume.

L’opposition redevient un espace de travail. Réélu député en 2017, Pisas sillonne l’île, politise son expérience de policier, écoute les plaintes sur l’énergie, l’eau, les transports, la paperasserie. Il investit les commissions, suit les entreprises publiques et affine sa lecture des finances. Le 6 juin 2020, au cœur de la pandémie, il prend la tête du MFK. Le débat central porte alors sur l’ampleur des réformes exigées en contrepartie des aides néerlandaises. Pisas marque sa position: accepter l’encadrement nécessaire, refuser la tutelle durable, calibrer les mesures aux réalités d’un petit État insulaire. Cette ligne prépare l’alternative électorale.

Le 19 mars 2021, les électeurs renouvellent la Chambre. Le MFK arrive en tête avec neuf sièges sur vingt et un; la coalition conclue avec le PNP offre une majorité. Le 14 juin 2021, Pisas prête serment comme Premier ministre. Contrairement à 2017, il s’installe dans la durée. Son cabinet rassemble des portefeuilles clefs: finances, justice, transports et urbanisme, développement économique, santé, éducation et culture. L’agenda est lourd. Il faut rouvrir l’économie après la pandémie, traiter la vulnérabilité des opérateurs publics, amortir la hausse des coûts de l’énergie, sécuriser l’approvisionnement, moderniser l’administration et rétablir la confiance des investisseurs. Le chef du gouvernement privilégie des objectifs mesurables et un suivi serré depuis les Affaires générales.

Le style est sobre. Moins de tribune, plus de chantiers. Les priorités se déclinent en programmes: fiabilité de la fourniture d’électricité et d’eau, réduction des pertes techniques et commerciales, désendettement graduel, numérisation des procédures, raccourcissement des délais pour les usagers, lutte contre les zones grises dans la commande publique. La sécurité demeure un marqueur; l’ancien policier soutient les moyens de la police, renforce la coopération régionale et rappelle la tolérance zéro envers les trafics qui empruntent les routes maritimes. Sur la relation avec le Royaume, il choisit la négociation sans renoncer à la fermeté rhétorique quand l’intérêt local lui paraît menacé. Cette combinaison ancre son image de dirigeant ordonné et persévérant.

Son gouvernement doit aussi dissiper un soupçon hérité des années 2010, lorsque des figures majeures ont été condamnées. Pisas répond par une normalisation institutionnelle: procédures de nomination plus strictes, audits, gouvernance par indicateurs, communication régulière des résultats. Il s’efforce de stabiliser les coalitions et de professionnaliser l’appareil d’État. Ce patient travail produit un effet politique: un centre de gravité pragmatique qui lui vaut d’apparaître comme un gestionnaire capable de tenir le cap malgré la volatilité caribéenne.

La période 2024-2025 confirme cette assise. Les enquêtes d’opinion donnent le MFK largement en tête et, en mars 2025, le parti décroche treize sièges, première majorité absolue de l’histoire parlementaire locale. Pisas forme un troisième cabinet. Il conserve les Affaires générales et fixe trois chantiers premiers: accélérer la transition énergétique et la modernisation des réseaux, améliorer la gouvernance d’Aqualectra et de Curoil, poursuivre la consolidation budgétaire en protégeant les dépenses sociales ciblées. Le pari est clair: convertir la stabilité politique en gains d’efficacité perceptibles par les ménages et les entreprises.

Sa méthode s’articule autour de trois constantes. D’abord, priorité au concret: tarifs, réseaux, délais, rendu de service. Ensuite, usage discipliné des institutions: respect des bornes juridiques, recours à l’expertise, arbitrages écrits qui tracent la responsabilité. Enfin, narration simple: Curaçao doit devenir un État insulaire plus résilient, capable de financer son modèle social sans dépendre excessivement de l’extérieur. Ces constantes, adossées à des progrès graduels, expliquent une longévité qui tranche avec la rotation rapide des élites politiques caribéennes.

La vie privée demeure discrète, fidèle à une culture politique de retenue. L’essentiel est ailleurs. Pisas appartient à la génération née avant l’autonomie et parvenue au pouvoir après 2010, chargée de convertir une promesse institutionnelle en capacités administratives et en gains concrets pour les citoyens. Le policier devenu Premier ministre incarne un volontarisme pragmatique, attentif aux détails de gestion autant qu’aux symboles de souveraineté. Il sait que la dignité politique ne vaut que si elle se traduit dans la qualité des services et la stabilité des règles.

Reste la question des limites. Une île d’environ 156 000 habitants ne change pas de trajectoire par décret. Les dépendances structurelles, l’exiguïté du marché, les chocs externes, la tentation des clientélismes pèsent. Pisas avance par paliers, au risque d’être jugé trop prudent par les partisans du bras de fer ou trop affirmatif par ceux qui redoutent les crispations. Il revendique une voie médiane: négocier dur, mais livrer. C’est là, dans les factures d’énergie, la régularité des salaires publics, la fiabilité des transports, la transparence des nominations, que se juge sa réussite.

Avec le recul, la scène de 2017 apparaît comme une étape de formation. De ce conflit institutionnel, il tire une leçon durable: l’autonomie de Curaçao se construit à l’intérieur de l’État de droit du Royaume. Sa seconde période au pouvoir illustre cette intériorisation. Les accords sont formalisés, les réformes séquencées, la parole publique maîtrisée. Cette maturité, additionnée à la stabilité parlementaire de 2021 puis de 2025, a consolidé une méthode où l’efficacité administrative devient argument politique.

Le temps long auquel appartient toute trajectoire politique ramène enfin au point de départ. 28 octobre 1971: naissance dans une société créole; années de police qui disciplinent le regard; entrée au Parlement en 2016; présidence de la Chambre en février 2017; courte expérience du pouvoir du 24 mars au 29 mai 2017; opposition et apprentissage; victoire du 19 mars 2021 et investiture du 14 juin; consolidation en 2025 avec une majorité absolue. Le fil qui relie ces étapes est celui d’un État insulaire qui s’exerce à gouverner. Dans cette histoire, Gilmar Pisas incarne un chemin possible: faire descendre l’autonomie des textes dans la routine des services et des comptes équilibrés, tenir la promesse d’une dignité sans rupture, préférer la continuité des chantiers aux gestes spectaculaires. Si la suite dépendra des chocs énergétiques, des solidarités du Royaume et de la discipline budgétaire, elle se jouera surtout à l’endroit précis où il a toujours placé son effort: la vie quotidienne des habitants. Dans les administrations, les entreprises publiques et les quartiers, sa trajectoire est lue comme une promesse de continuité contrôlée, faite de décisions écrites, d’objectifs clairs, et de résultats vérifiables.