HISTOIRE D UN JOUR - 29 OCTOBRE 1923
Naissance d’un état moderne

29 octobre 1923 ouvre une ère nouvelle en Anatolie. À Ankara, la Grande Assemblée nationale proclame la République de Turquie et élit Mustafa Kemal comme premier président. L’acte clôt une décennie de défaites, d’occupations et de négociations nées de l’effondrement ottoman, et déplace le centre politique d’Istanbul vers une capitale intérieure choisie pour sa sécurité, sa symbolique et sa plasticité administrative. La forme républicaine entre dans le droit, la souveraineté dynastique sort de l’histoire politique turque, et une date entre dans le calendrier des fêtes nationales.
Pour comprendre ce surgissement, il faut revenir au long XIXe siècle ottoman. L’empire avait tenu ensemble des provinces, des peuples et des confessions par une combinaison de centralisation, de fiscalité et de statuts communautaires. Les réformes du Tanzimat avaient tenté d’unifier l’espace juridique des sujets et de moderniser l’administration, mais les guerres balkaniques puis la Première Guerre mondiale défont la géographie et les finances. La révolution jeune-turque de 1908 promet une constitution, la décennie suivante consume l’État. La défaite de 1918, l’occupation d’Izmir et de la Thrace orientale, la menace du traité de Sèvres nourrissent l’idée que la survie nationale exige un pouvoir nouveau, hors des cadres impériaux.
Le mouvement national se cristallise à partir de 1919 autour de congrès en Anatolie, d’un réseau de comités de défense et d’une Assemblée ouverte à Ankara en 1920. Mustafa Kemal, officier issu de l’armée impériale, convertit ces forces en institutions: lois, gouvernement, état-major. L’objectif n’est pas de reconstituer l’empire, mais d’obtenir la reconnaissance d’un État souverain sur une base territoriale recentrée et linguistique majoritaire. La guerre contre l’armée grecque, conclue par la reprise d’Izmir, et l’armistice de Mudanya créent les conditions d’une négociation globale.
Novembre 1922 marque la fin de la monarchie. Le sultanat est aboli par la Grande Assemblée. Un califat réduit à une fonction religieuse subsiste provisoirement, signe d’une transition contrôlée. Les négociations de Lausanne, ouvertes en novembre 1922, reprises au printemps, aboutissent le 24 juillet 1923. Le traité reconnaît l’indépendance et la souveraineté de la Turquie, règle le régime des Détroits, fixe des frontières et met fin aux capitulations. Il accompagne une convention d’échange de populations entre la Grèce et la Turquie, qui déplace plus d’un million de personnes et recompose brutalement des régions entières. L’État qui naît ainsi n’est pas seulement une fiction juridique: il dispose d’un territoire clarifié, d’un centre politique stable, et de marges encore sensibles.
Entre juillet et octobre 1923, l’ordre intérieur s’ajuste. Ankara est désignée capitale, choix stratégique autant que symbole de rupture avec la topographie impériale. Le Parti républicain du peuple, fondé autour de Mustafa Kemal, se structure comme instrument de réforme et de mobilisation. Une crise de cabinet fin octobre permet de trancher la question de la forme de l’État par une révision constitutionnelle. Le 29 octobre, l’Assemblée proclame la République et élit son président. ?smet Pacha reçoit le mandat de former le gouvernement. La légitimité s’adosse à une procédure parlementaire et à une direction politique capable d’imprimer une orientation.
L’événement se comprend surtout par ses suites. La République ambitionne de fabriquer des citoyens, non d’administrer des communautés. L’enseignement est unifié et placé sous la tutelle de l’État, l’état civil est laïcisé, les institutions religieuses sont retirées du gouvernement ordinaire. En mars 1924, le califat est aboli, la famille ottomane bannie. En 1925, les confréries sont dissoutes, l’espace public se rationalise par la loi et la police. En 1928, l’alphabet latin remplace l’alphabet arabe, rupture graphique qui facilite l’alphabétisation de masse et sert une modernisation administrative. Un code civil nouveau promeut l’égalité devant la loi, réforme la famille et l’héritage; la place des femmes évolue dans le droit et s’élargit politiquement avec le suffrage municipal en 1930 puis national en 1934. L’État républicain se veut instituteur social: il publie, codifie, instruit, normalise.
L’économie impose ses contraintes. L’échange de populations a arraché artisans et commerçants de cités égéennes, il faut redistribuer maisons et terres, reconstituer des circuits marchands, relancer ports et chemins de fer. Les années 1920 cherchent la stabilisation monétaire, l’attraction de capitaux et la réfection des infrastructures. La crise mondiale oriente vers l’étatisme: entreprises publiques, plans industriels, barrières douanières, sucreries, cimenteries, textile. Il ne s’agit pas d’autarcie, mais d’un abri pour l’accumulation, le temps d’installer des compétences et de densifier un tissu productif. La géographie se transforme: l’Anatolie intérieure est reliée, les façades maritimes sont modernisées, Ankara devient laboratoire d’urbanisme, avec avenues, ministères, écoles normales et places de commémoration.
La République compose avec des résistances. Les mémoires des provinces, les identités locales, la question kurde, les recompositions urbaines suscitent révoltes et lois d’exception. La centralisation laïque ne supprime pas les fidélités religieuses; les politiques d’uniformisation linguistique heurtent des pratiques anciennes. Dans les villes, une bourgeoisie marchande se reconfigure, parfois au détriment d’anciens groupes protégés par des régimes privilégiés. Le projet républicain, qui prétend transcender les appartenances, construit aussi une identité nationale intense, turcophone, enseignée par l’école et célébrée par un calendrier civique.
La politique extérieure vise l’équilibre. Lausanne ferme le dossier des occupations, mais d’autres questions exigent vigilance: Mossoul et la frontière irakienne, la Syrie mandataire, la gestion des Détroits, la relation avec la Grèce. La Turquie multiplie accords commerciaux et arrangements de bon voisinage. L’objectif n’est pas l’alignement militaire, mais la consolidation juridique et la prévisibilité internationale, condition d’un programme intérieur continu. La diplomatie sert le temps long des réformes.
Le cœur du projet est pédagogique. L’école unique apprend à lire et à compter, mais surtout à habiter une histoire et une langue codifiées par l’État. Les sociétés populaires, les bibliothèques, la presse et la radio diffusent un vocabulaire civique, une esthétique, des rituels. Le costume occidental et le chapeau deviennent marqueurs d’appartenance à la modernité officielle. L’alphabet latin simplifie l’écriture, accélère l’édition, modifie les habitudes intellectuelles. Par ces instruments, l’État s’efforce de substituer à la sujétion impériale une citoyenneté active, inscrite dans des pratiques.
Dans cet édifice, la figure de Mustafa Kemal concentre attentes et pouvoirs. Chef militaire devenu président, il gouverne par la loi, l’allocution, la tournée en province. Le parti, le gouvernement et la présidence s’entrecroisent; l’armée se pense gardienne du régime. Des oppositions existent, mais la pédagogie d’État impose un centre fort qui stabilise la trajectoire. À la mort d’Atatürk en 1938, l’œuvre républicaine a déjà sa liturgie, ses monuments, ses manuels, son personnel administratif.
Mesuré à l’échelle du temps long, le 29 octobre 1923 n’est pas une déflagration isolée, mais une cristallisation. Il canalise les forces nées du désastre impérial, fixe un horizon de souveraineté nationale, ouvre la voie à une modernité administrative et scolaire. L’économie demeure vulnérable, la ruralité pèse, l’exode urbain commence seulement. La pluralité culturelle est éprouvée par les déplacements de populations et la centralisation. Pourtant la République établit une méthode: l’emprise par le droit, l’école, l’infrastructure, la planification.
Chaque année, la fête de la République rappelle cette promesse. Les célébrations ont varié d’intensité selon les conjonctures, mais elles restent un marqueur identitaire. Elles relient la séance d’Ankara en 1923 aux foules qui, sur les places et les quais, brandissent des drapeaux, écoutent des discours, regardent des défilés navals. Elles donnent un rendez-vous pour mesurer l’écart entre l’idéal proclamé et les réalités politiques, pour interroger la laïcité, l’équilibre entre centre et périphéries, les marges de pluralisme qu’autorise un État instructeur.
Le 29 octobre 1923 est à la fois aboutissement et commencement. Aboutissement d’une lutte d’indépendance qui redessine cartes et appartenances. Commencement d’une expérience politique qui, par vagues successives, tente d’arrimer un pays majoritairement paysan à la modernité urbaine et industrielle. Ni 1938 ni 1950 ni 1980 n’interrompent ce fil: chacune de ces dates reconfigure l’héritage sans l’abolir. Le sens de la fête tient à cet entrelacement entre décision parlementaire, programme juridique et mémoire publique.
Ce jour là, l’Assemblée vote et un pays change de logique. Un régime fondé sur une dynastie et une religion d’État cède la place à une république qui fait de la loi sa bannière. Les mots n’épuisent jamais les pratiques, mais ils fixent un horizon clair: souveraineté nationale, citoyenneté égale, modernité administrative, pédagogie civique confiée à l’école. C’est cette matrice qui, malgré alternances, tensions et révisions constitutionnelles, continue de structurer l’espace politique turc. En cela, le 29 octobre n’est pas seulement une date; il est un mode d’emploi du temps, une méthode pour durer par les institutions, et une invitation à relire l’histoire comme une longue construction d’État.