HISTOIRE D UN JOUR - 31 OCTOBRE 1984
La fin d'Indira et la violence des foules

31 octobre 1984. Au matin à New Delhi, Indira Gandhi quitte sa maison de Safdarjung Road pour rejoindre un entretien filmé. Deux de ses gardes du corps sikhs, Beant Singh et Satwant Singh, se tiennent près du portail. Ils saluent, puis tirent. La cheffe du gouvernement s’effondre. Transportée à l’All India Institute of Medical Sciences, elle meurt en début d’après midi. En quelques minutes, le centre de gravité politique de l’Inde se déplace. Le deuil, la peur et la colère s’entrecroisent. La journée ouvre une séquence où l’État cherche à prouver sa continuité pendant que la société affronte ses propres failles.
Pour saisir la portée de cet instant, il faut revenir à la trame longue de l’Inde indépendante. Fille de Jawaharlal Nehru, Indira Gandhi s’impose à la tête du Congrès en 1966, gouverne jusqu’en 1977, revient au pouvoir en 1980. Elle incarne une centralisation forte. Son autorité s’appuie sur la victoire de 1971 contre le Pakistan, sur la naissance du Bangladesh, sur l’essai nucléaire de 1974, et sur une diplomatie de non alignement jalouse de son autonomie. Elle s’appuie aussi sur un appareil administratif étendu, sur un parti capable de rallier des coalitions d’intérêts, et sur une image de dirigeante énergique, souvent perçue comme proche des plus modestes. Mais son style concentre aussi la critique. L’état d’urgence de 1975 à 1977 a laissé une trace profonde, faite d’internements arbitraires, de censure et de campagnes autoritaires. L’Inde qui l’a rappelée en 1980 voulait la stabilité; elle héritait aussi de blessures à vif.
Au début des années 1980, le Pendjab concentre des tensions. Région agricole prospère, il est travaillé par la mémoire de la Partition, par des déséquilibres économiques, par des rivalités de partis et par l’affirmation d’une identité religieuse inquiète. Autour de Jarnail Singh Bhindranwale se structure une mouvance qui prêche une discipline morale stricte, conteste la corruption, attire des jeunes en quête de repères. Des attentats frappent policiers et élus. Des rackets s’installent. L’autorité fédérale est provoquée. Dans ce jeu, l’instrumentalisation locale et nationale n’est pas absente. La compétition entre courants du Congrès au Pendjab alimente des calculs court termistes. Peu à peu, la violence se mêle au sacré. Des militants se retranchent dans le complexe du Harmandir Sahib à Amritsar. La foi devient forteresse; la citadelle spirituelle du sikhisme est entraînée dans une logique de siège.
En juin 1984, l’opération Blue Star est décidée par New Delhi. L’armée entre dans le complexe sacré du Harmandir Sahib pour déloger les hommes de Bhindranwale. Les combats sont durs. Des civils sont pris au piège. Des soldats meurent. L’Akal Takht est gravement endommagé. Bhindranwale est tué. L’image de chars et d’armes lourdes près du sanctuaire choque profondément des fidèles en Inde et dans la diaspora. Aux yeux du gouvernement, l’opération était nécessaire pour reprendre la main sur une spirale de violence. Pour beaucoup de Sikhs, elle demeure un sacrilège. La fracture s’élargit. La colère se déplace du Pendjab vers Delhi et vers les communautés émigrées. Le pouvoir central s’enferme dans la logique de l’ordre, la société dans un ressentiment que les rumeurs amplifient.
Indira Gandhi tente d’articuler ordre et réconciliation. Elle multiplie les signaux d’unité, rappelle que l’État ne confond pas foi et sédition, maintient des agents sikhs dans sa sécurité rapprochée pour éviter toute stigmatisation. Ce choix moral crée un angle de vulnérabilité. Le 31 octobre, cet angle devient meurtrier. Beant Singh tire au revolver. Satwant Singh décharge un pistolet mitrailleur. Beant Singh est abattu par d’autres gardes peu après. Satwant Singh est arrêté. À l’hôpital, les médecins luttent sans succès. Le cœur du pouvoir a été frappé par des hommes placés au cœur de son dispositif. La scène, simple et brutale, ajoute la trahison à la mort et donne au drame un sens qui dépasse le geste des deux tireurs.
La continuité institutionnelle se met en place dans l’urgence. Le président Zail Singh appelle Rajiv Gandhi, fils d’Indira, à former un gouvernement. Rajiv est investi le jour même. L’armée sécurise la capitale. La bureaucratie active des plans de crise. Le Congrès resserre ses rangs. L’objectif est clair: éviter un vide. Mais la rue se remplit de rumeurs et de foules. Des leaders locaux excitent des vengeances. À Delhi et dans d’autres villes du nord, des pogroms visent des Sikhs identifiés par leurs noms, leurs turbans, leurs barbes. Des maisons sont marquées, des commerces incendiés, des hommes extraits d’autobus et lynchés. La police est débordée dans certains quartiers, passive dans d’autres. Des accusations publiques viseront des élus du Congrès pour avoir attisé la foule. En quelques jours, on compte des milliers de morts. Des familles se cachent chez des voisins hindous; d’autres fuient vers le Pendjab. La confiance civique se fissure.
À l’étranger, les condoléances arrivent en cascade, mêlées d’inquiétude. L’Inde apparaît à la fois résiliente et exposée. Ses institutions ont assuré la succession en quelques heures, mais son ordre public a cédé devant la haine communautaire. Les journaux relient l’assassinat aux blessures de Blue Star et interrogent la responsabilité de l’État dans la protection des citoyens. Une démocratie peut tomber dans la violence de voisinage sans perdre ses procédures. La leçon est sévère, et elle restera présente dans les débats sur la police, sur la justice et sur les droits.
L’effet politique immédiat est électoral. Les élections générales de décembre 1984 donnent au Congrès une majorité historique. Rajiv Gandhi promet modernisation, informatique, télécommunications, grands projets. Il veut simplifier l’administration et ouvrir des secteurs à l’innovation. Mais l’élan s’érode. Des scandales éclatent. Les rivalités régionales resurgissent. Au Pendjab, l’État mène l’opération Woodrose pour traquer les réseaux militants, multiplie perquisitions et arrestations, renforce les lois d’exception, installe une présence policière lourde. La géographie des canaux et des routes favorise les replis et les embuscades. Des villages se taisent par peur. Les villes ferment tôt. L’investissement se déplace. L’exil vers le Canada et le Royaume Uni s’accélère, structurant des diasporas très mobilisées.
L’assassinat impose une refonte de la protection des autorités. Les services réécrivent les protocoles, segmentent les équipes, renforcent le contrôle interne, limitent les bains de foule. Les identités religieuses des gardes cessent d’être un signal politique; elles deviennent un paramètre de gestion, traité avec prudence et suivi. Dans la police et l’armée, des formations spécifiques se développent pour intervenir près de lieux de culte, pour négocier des redditions, pour isoler des tireurs sans provoquer de carnage. Le pays apprend qu’une menace intérieure peut frapper à bout portant et que le symbolique est un terrain stratégique.
Vient ensuite la question de l’équité judiciaire. Des commissions d’enquête travaillent sur les violences anti sikhes, identifient des responsabilités locales, soulignent des fautes de la police, nomment des élus impliqués. La justice avance lentement. Des condamnations tardives, parfois des décennies après les faits, rappellent à la fois la difficulté de juger des crimes de foule et la persévérance des associations de victimes. Pour beaucoup de familles, la réparation demeure incomplète. La mémoire prend le relais par des listes de noms, par des films, par des mémoriaux. La démocratie indienne montre qu’elle apprend, mais qu’elle n’oublie ni sa lenteur ni ses angles morts.
Indira Gandhi, relue à la lumière de cette journée, échappe aux portraits figés. Elle fut la stratège de 1971, l’artisane d’un État fort, la dirigeante qui décréta l’état d’urgence, la responsable politique qui ordonna l’assaut d’Amritsar. Elle fut aussi une figure qui parlait aux plus modestes, visitait des villages, promettait d’orienter l’appareil public vers les besoins essentiels. Une part du pays la vénérait, une autre la craignait. Sa mort n’efface ni ses succès ni ses fautes. Elle oblige à tenir ensemble la logique de l’ordre et le respect des limites démocratiques, et à mesurer la fragilité d’un consensus dès qu’un sanctuaire est violé et que la rumeur embrase des quartiers entiers.
Dans l’Asie du Sud de la décennie, l’Inde n’est pas isolée. Le Sri Lanka glisse vers la guerre civile, le Pakistan hésite entre ouverture et autoritarisme, le Népal demeure encadré par une monarchie encore puissante. Les frontières sont poreuses, les diasporas actives, les idées circulent vite. L’assassinat d’Indira Gandhi est lu à Islamabad, à Colombo, à Londres, à Ottawa, dans des communautés concernées par le sort du Pendjab. Il devient un point de ralliement, un motif de mobilisation, parfois un prétexte à l’escalade. La sécurité régionale se joue aussi sur le terrain de la perception et de la mémoire.
Au plus près des vies ordinaires, l’événement modifie des pratiques. Des comités de voisinage veillent la nuit dans plusieurs quartiers de Delhi. Des associations ouvrent des permanences juridiques et des réseaux d’accueil pour les déplacés. Des écoles ajoutent des protocoles de risque. Des familles organisent des départs vers le Canada et le Royaume Uni. L’idée d’une citoyenneté robuste, qui suppose une police impartiale et un filet judiciaire rapide, gagne du terrain. Elle nourrira, lentement, une demande d’institutions plus transparentes et mieux évaluées.
Le 31 octobre 1984 devient une date de mémoire. Les images reviennent chaque année. La grille de la résidence, l’allée du jardin, la procession funèbre, les visages serrés. On y lit la trahison de deux gardes, la faille d’un système, la force d’institutions capables d’organiser la succession le jour même, et l’ombre des pogroms qui ont suivi. On y lit surtout une question centrale de l’Inde indépendante: comment tenir ensemble un pays continent de religions, de langues et de régions, sans confondre autorité et uniformité, sans blesser la dignité de communautés entières au nom de l’ordre public.
Au soir du 31 octobre, l’Inde a repris sa marche. Rajiv Gandhi prête serment, la bureaucratie rouvre les dossiers, l’armée regagne ses casernes. Le calme revient graduellement, mais la politique a changé de densité. La modernisation annoncée ira plus loin que prévu dans certains secteurs, échouera dans d’autres. L’espace public restera marqué par la question de la responsabilité lors des émeutes et par l’exigence d’une police plus professionnelle. Le Pendjab connaîtra une pacification progressive, puis une reprise économique, mais gardera longtemps la mémoire des années sombres. Reste une leçon sobre. La puissance d’un Etat ne se mesure pas seulement à ses victoires militaires ou à ses majorités parlementaires, mais à sa capacité d’empêcher les vengeances, de protéger les minorités et d’admettre ses fautes devant le droit. Celle de 1984.