HISTOIRE D UN JOUR - 4 NOVEMBRE 1995

Le soir où la paix vacilla

4 novembre 1995, Tel Aviv, fin de soirée. Sur la grande place municipale que l’on appelait alors la place des Rois d’Israël, la foule se disperse après un rassemblement consacré au soutien du processus de paix. Le slogan du jour, oui à la paix non à la violence, a rythmé les discours et les chants. Yitzhak Rabin, Premier ministre, a remercié les participants d’oser le risque de la paix et a quitté la scène en descendant les marches de l’hôtel de ville. À 21 h 30 environ, alors qu’il se dirige vers sa voiture, trois coups de feu claquent. Le tireur est un Israélien opposé aux accords d’Oslo. Rabin s’effondre, atteint au dos et à la poitrine. Un garde du corps est blessé. La voiture officielle fonce vers l’hôpital Ichilov, tout proche. Malgré les tentatives de réanimation, le décès est prononcé. En quelques minutes, l’événement cesse d’appartenir à la seule chronique pour entrer dans l’histoire.

Pour comprendre ce basculement, il faut replacer la scène dans une chronologie plus ample. Rabin, né en 1922, appartient à la génération fondatrice de l’État. Chef d’état-major victorieux en 1967, il fut un responsable de la sécurité avant de devenir l’architecte d’un pari diplomatique. En 1992, revenu au pouvoir, il lance une négociation secrète avec l’Organisation de libération de la Palestine. Les accords d’Oslo, signés en 1993, instituent la reconnaissance réciproque et organisent un transfert progressif d’autorité à une entité palestinienne. Ils ne dessinent pas encore la solution finale, mais créent une dynamique. En 1994, le traité de paix avec la Jordanie consolide l’ambition régionale. En septembre 1995, un accord intérimaire précise les zones de compétence et la carte des redéploiements. La voie est étroite, mais elle existe, et la majorité parlementaire qui soutient Rabin assume l’idée d’un risque calculé pour sortir du face-à-face permanent.

Car une autre dynamique travaille le pays. Une contestation vigoureuse, portée par la droite nationaliste et des milieux religieux, dénonce Oslo comme une abdication. Des tribunes, des cortèges et des affiches s’attaquent aux concessions territoriales. Dans certaines yeshivot et sur des estrades, on parle d’un danger mortel et l’on brandit des images outrancières. La figure de l’ennemi intérieur s’impose peu à peu. Des catégories juridiques de la tradition, comme la notion de rodef, sont invoquées de manière polémique pour délégitimer le chef du gouvernement. Le climat s’alourdit au fil de 1995. La sécurité intérieure, longtemps pensée contre la menace extérieure, néglige cette radicalisation endogène. La plupart des responsables n’imaginent pas que le pire puisse venir d’un citoyen juif s’en prenant au Premier ministre d’Israël.

Le rassemblement de Tel Aviv se voulait antidote à cette dérive. C’est un moment de mise en scène civique, au cœur d’un espace urbain conçu pour la parole publique. On y vient pour affirmer que la paix n’est pas faiblesse mais calcul lucide des intérêts à long terme. Le discours de Rabin est bref, techniquement sobre, presque pédagogique. Il insiste sur la majorité silencieuse prête à courir un risque mesuré pour mettre fin au conflit. La foule reprend Shir LaShalom, une chanson devenue emblème d’un désir de normalité. Dans la poche de Rabin, on retrouvera la feuille des paroles tachée. L’instant paraît refermer la parenthèse inquiétante des mois précédents. Mais au bas des marches, dans l’angle discret du parking, un opposant a patienté. Quelques secondes suffisent pour que l’élan symbolique d’une soirée bascule en catastrophe.

L’identité de l’assaillant éclaire l’arrière-plan. Yigal Amir, étudiant en droit, issu d’un milieu religieux nationaliste, a construit son geste dans un univers militant où Oslo est perçu comme une mise en danger du peuple juif. Il prétend agir selon une lecture dévoyée du droit religieux. L’acte est solitaire dans son exécution, mais il s’enracine dans une culture d’incitation qui a proliféré durant l’année 1995. Les semaines précédentes, des manifestations ont accusé Rabin de trahir la mémoire nationale. Le meurtre, commis à bout portant avec un pistolet semi-automatique, réalise la version la plus extrême de cette logique. Il frappe à l’instant où la politique tentait de recadrer le débat sur le terrain civil et sur le temps long des compromis.

Les minutes qui suivent s’inscrivent dans une dramaturgie que le pays n’oubliera pas. On évacue le blessé, on tente l’impossible à l’hôpital, puis l’annonce de la mort sidère la nuit. Les stations de radio coupent leurs programmes, la télévision bascule en édition spéciale. Aussitôt, des milliers de personnes convergent vers la place. Des lycéens et des étudiants déposent des bougies et des messages de papier. On parle de jeunesse des bougies. Dans les jours suivants, la place sera rebaptisée du nom de Rabin. À Jérusalem, des dizaines de chefs d’État et de gouvernement assistent aux obsèques. Une expression prononcée par le président américain devient formule mémorielle. L’émotion traverse les clivages, mais elle ne suffit pas à refermer les fractures qu’a révélées la campagne des mois précédents.

Parallèlement, l’État ouvre l’enquête. Une commission indépendante, conduite par des hauts magistrats et des experts de la sécurité, reconstitue l’enchaînement des faits, pointe les défaillances de coordination et les manquements aux procédures. Elle critique la protection rapprochée, assimile la sous-évaluation de la menace issue des extrêmes juifs à une erreur systémique, et recommande des réformes. Des responsables quittent leurs fonctions. Au-delà des responsabilités individuelles, ces conclusions marquent un tournant dans la pensée de la sécurité intérieure, qui doit intégrer la violence politique endogène dans l’éventail des risques majeurs.

La politique ne s’arrête pas. Par la mécanique constitutionnelle, Shimon Peres devient Premier ministre par intérim. Il tente de préserver l’élan négocié tout en répondant à une brusque dégradation de la sécurité intérieure. Au début de 1996, des attentats meurtriers frappent des autobus et des lieux de passage. Les peurs quotidiennes grignotent la confiance. Le pays entre dans une campagne électorale inédite, avec élection séparée du chef du gouvernement. Au mois de mai, le résultat se joue à très peu. La droite l’emporte d’une courte tête. L’expérience d’Oslo perd son principal pilote et son calendrier se dérègle. Les marges de compromis se réduisent tandis que les cycles violence négociation violence s’accélèrent.

À l’échelle plus longue, l’assassinat fonctionne comme un révélateur et un pivot. Il cristallise une polarisation déjà installée et la projette dans la durée. La question des implantations prend plus de poids, la référence à la sécurité devient l’axe central de la vie politique, les compromis paraissent plus coûteux. Dans l’espace public, le nom de Rabin se fixe sur des avenues, des écoles, des places. Une journée de commémoration entre dans le calendrier civil selon la date hébraïque. La mémoire officielle tente de nouer hommage et pédagogie, en rappelant que l’argument de la violence n’a pas sa place dans une démocratie qui dispute et qui décide par le vote.

Du côté palestinien, l’événement produit des reflets mêlés. Rabin gardait l’image d’un chef militaire déterminé, mais il était aussi l’interlocuteur crédible qui pouvait faire accepter des concessions à l’opinion israélienne. Sa disparition nourrit le soupçon que la négociation ne débouchera pas sur une souveraineté réelle. Les autorités issues des accords doivent administrer des territoires découpés, tandis que l’économie reste dépendante et que les cycles de violences sabotent les phases de confiance. Le coût politique de chaque geste s’alourdit des deux côtés, et l’architecture provisoire du processus s’en trouve durablement fragilisée.

Au regard des structures lentes, il serait illusoire de croire qu’un homme seul eût pu, par sa seule volonté, dénouer un conflit d’une telle densité historique. Les accords d’Oslo étaient des compromis incomplets, soumis à l’épreuve de la mise en œuvre, du droit, des cartes et des forces sociales. Pourtant, la disparition de Rabin modifie les probabilités. Elle retire à la scène un acteur qui combinait autorité militaire, légitimité électorale et sens de la prudence. Elle offre au camp adversaire la preuve que l’histoire peut être infléchie par l’audace des minorités agissantes. Elle donne aux partisans d’un gel du processus l’argument d’une société trop divisée pour avancer au même pas.

Revenir à la soirée elle-même, c’est mesurer son intensité symbolique. Un espace civique au cœur de la ville, un slogan appelant à bannir la violence, une chanson qui préfère la vie, un chef de gouvernement qui sourit brièvement à la foule, un jeune homme déterminé qui avance, un éclair de feu, la panique, puis le silence compact des veillées. Cette grammaire des gestes nourrit la mémoire visuelle des décennies suivantes. Elle resurgit à chaque commémoration, quand des milliers de bougies dessinent une mer tremblante de lumière. La politique n’a pas le monopole de la transmission. Ce sont aussi des images, des mots simples et des rituels civiques qui cimentent les générations.

Les années passent et la trace demeure. La place accueille d’autres manifestations, des concerts, des mobilisations pour des causes diverses. Des films documentaires reviennent sur les images captées ce soir-là et sur les failles de sécurité. Des historiens décrivent l’assassinat comme l’un des tournants de la vie politique israélienne de la fin du siècle. Dans les foyers, on se rappelle où l’on était ce samedi. Dans les partis, on discute encore de la responsabilité des mots, des limites de la satire et des usages de la mémoire. On sait qu’un meurtre politique peut être l’acte le plus efficace de ceux qui refusent la transaction. On sait aussi que la réponse démocratique exige une discipline des paroles et des foules, et non l’imitation symétrique de la violence.

Rien de cela n’efface l’évidence. L’assassinat de Yitzhak Rabin a traumatisé la société israélienne et redessiné durablement son paysage politique. Il a montré qu’un acte violent peut infléchir une trajectoire historique et qu’une démocratie doit se défendre par le droit, la vigilance et la retenue oratoire. Il a rappelé que la paix se construit sur des compromis visibles et des sécurités garanties, et qu’elle exige des dirigeants capables d’additionner prudence stratégique et courage civique. Trente années n’épuisent pas la leçon de cette nuit. L’histoire retient la date, le lieu, l’heure, le geste. Elle retient surtout la fragilité des moments où la possibilité d’un avenir commun s’incarne, l’espace d’un soir, dans une place, une chanson et une foule qui se sait majoritairement prête à choisir la vie. Ce soir-là, la paix a vacillé un instant, sans s’éteindre, encore.