FRANCE - ANNIVERSAIRE
Le temps court de Jean Casimir-Perier, le temps long d'une dynastie

Né le 8 novembre 1847 à Paris, Jean Paul Pierre Casimir-Perier s’inscrit d’emblée dans une histoire familiale où l’économie, l’État et les institutions s’entrecroisent. Nous célébrons aujourd'hui le 178ème anniversaire de sa naissance.
Son arrière-grand-père Claude Périer, négociant du Dauphiné, fit prospérer le domaine de Vizille et participa à la naissance de la Banque de France. Son grand-père, Casimir Pierre Périer, conduisit le gouvernement sous la monarchie de Juillet et donna à la lignée un patronyme qui résonne comme un programme. Son père, Auguste Casimir-Perier, ministre de l’Intérieur de Thiers, initia le jeune Jean aux coulisses de la décision. L’enfant grandit dans ce creuset où la fortune industrielle, la prudence libérale et le sens des responsabilités publiques s’additionnent. Les études au lycée Condorcet puis à la faculté de droit de Paris parachèvent une formation faite de lectures, de calculs et d’une culture de la méthode, autant de dispositions qui nourrissent une vocation de serviteur plus que de tribun.
La guerre de 1870 interrompt la trajectoire studieuse et fixe la mémoire d’un devoir. Capitaine des mobiles de l’Aube, qu’il équipe à ses frais, Casimir-Perier découvre la matérialité d’une armée improvisée, la dureté des retraits et la discipline d’une troupe à instruire. Il est cité à l’ordre de l’armée et fait chevalier de la Légion d’honneur. Cette expérience scelle une attitude, sobre et précise, qui récuse les effets et privilégie l’efficacité. La paix revenue, il revient aux affaires familiales, à l’organisation des domaines et à la lecture des bilans, tout en gardant le regard de celui qui a mesuré le coût de l’impréparation. Le 17 avril 1873, il épouse sa cousine Hélène Perier-Vitet, femme de tête, observatrice avertie des jeux politiques. Le couple, partagé entre Paris et Pont-sur-Seine, conserve un lien vif avec Vizille, symbole des origines industrielles. Deux enfants naissent, Claude en 1880 et Germaine en 1881, élevés dans la discrétion, la tenue et la conscience des devoirs attachés au nom.
Ce socle privé précède l’entrée dans la vie publique, qui se fait sans bruit mais avec constance. Conseiller général de Nogent-sur-Seine dès 1873, puis député de l’Aube en 1876 et sans interruption jusqu’en 1894, Casimir-Perier s’inscrit chez les républicains modérés. La Troisième République cherche alors son équilibre. On fixe la laïcité, on discipline les finances, on consolide la liberté dans des cadres. Il se fait technicien des budgets, arpente la commission des Finances, pèse les chiffres, réécrit les articles. En 1877, au cœur de la crise du Seize-Mai, il refuse la confiance au gouvernement du duc de Broglie. Il choisit la Chambre contre la tentation d’une restauration d’autorité. Cette fidélité parlementaire, nourrie d’une foi républicaine de mesure, l’installe comme un rouage fiable, utile aux majorités composites qui gouvernent par l’art de l’assemblage.
Les marches suivantes confirment ce profil. Vice-président de la Chambre, président de la commission du Budget, il accède en janvier 1893 à la présidence de la Chambre des députés, cette pièce maîtresse où se composent les équilibres. Le 3 décembre 1893, il forme un cabinet et cumule la présidence du Conseil avec les Affaires étrangères. La vague anarchiste secoue alors la société et frappe l’État dans ses fondements. Des lois de sécurité et de presse, vivement contestées à gauche, sont votées pour endiguer la propagande violente. À l’extérieur, la prudence domine, avec la perspective russe en toile de fond. L’exercice est bref mais dense. Il révèle un chef de gouvernement soucieux d’ordre et de comptes, plus attentif aux mécanismes qu’aux déclarations, davantage homme d’atelier institutionnel que stratège d’opinion.
Le 27 juin 1894, trois jours après l’assassinat du président Sadi Carnot à Lyon, les Chambres réunies en Congrès élisent Casimir-Perier président de la République. Le pays choisit un visage de continuité, un représentant respecté des équilibres républicains. Très vite, le nouveau président éprouve la limite structurelle de la magistrature. Les lois constitutionnelles de 1875 confient l’arbitrage et la représentation, non l’initiative. Charles Dupuy, revenu à la présidence du Conseil, tient la barre. Le chef de l’État inaugure, reçoit, conseille, mais il ne décide pas. Cette dissociation entre responsabilité symbolique et pouvoir effectif installe une gêne durable. Elle heurte sa conception de la responsabilité, forgée dans les commissions et au gouvernement, où l’on répond des choix que l’on a faits et non de ceux que d’autres imposent.
À ses fonctions s’ajoutent des charges ministérielles plus anciennes qui disent la continuité d’un parcours. Sous le gouvernement Dufaure, du 14 décembre 1877 au 31 janvier 1879, il est sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique, aux Beaux-Arts et aux Cultes. Sous Jules Ferry, du 17 octobre 1883 au 3 janvier 1885, il devient sous-secrétaire d’État à la Guerre. En 1885, il est vice-président de la Chambre, puis, de 1891 à 1893, il préside la commission du Budget, véritable cœur technique de la République parlementaire. Élu président de la Chambre une première fois en janvier 1893, il y revient en juin 1894, quelques semaines avant d’être appelé à l’Élysée. Cette logique d’accumulation d’expériences, de la commission au perchoir puis au Conseil, explique un style de gouvernement qui fait primer la coordination patiente sur la gesticulation.
L’automne 1894 ajoute une blessure plus profonde. L’arrestation puis la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus en décembre divisent le pays, tendent la presse et crispent l’armée. Le président garde la réserve que lui impose la Constitution, mais il mesure la fragilité des consensus. Les journaux façonnent l’opinion, les états-majors se replient, la Chambre s’enflamme. L’Europe observe une République hésitante entre l’exigence du droit et la tentation de l’exemple. Dans ce climat, la fonction présidentielle apparaît plus démunie encore. Casimir-Perier poursuit néanmoins l’office, reçoit les corps constitués, veille au respect des formes, trouve dans la correction des gestes et des mots une manière de tenir la maison commune malgré la tourmente.
Le 14 janvier 1895, la Chambre met en minorité le cabinet Dupuy sur une question secondaire. Deux jours plus tard, Casimir-Perier dépose sa démission. Le geste surprend par sa soudaineté et choque certains, qui y voient une fuite. Il s’en explique devant les Chambres. On lui impute des responsabilités morales sans lui reconnaître d’instruments. Il refuse d’endosser un rôle vide. La décision, loin d’être un caprice, dit la logique d’un régime où le gouvernement émane de la Chambre et où la présidence n’a pas d’initiative. Elle révèle aussi un tempérament qui hait l’impuissance affichée. Mieux vaut se retirer que consentir à une fiction. Dans l’histoire longue des institutions, cette démission éclaire la tension constitutive entre représentation et action sous la Troisième République, et annonce les débats du siècle suivant sur la réforme de l’exécutif.
Commence alors une seconde vie, plus proche des origines familiales. Casimir-Perier retourne aux affaires, aux mines, aux conseils d’administration, à ces lieux où la durée se construit par l’investissement et la prudence. Il décline en 1899 l’offre d’Émile Loubet de reformer un cabinet. Il n’abdique pourtant pas sa vigilance civique. La même année, au procès de Rennes, il témoigne avec rectitude, contredisant le général Mercier et rappelant que l’État ne se maintient que par une justice claire. Il publie ensuite des réflexions sur la Constitution de 1875, revenant sur l’équilibre des pouvoirs et sur le rôle moral du chef de l’État, comme pour fixer par écrit la logique qui l’avait conduit à partir. Il publie, réfléchit, conseille sans intriguer, et choisit de laisser au temps social le travail de décantation. Son influence devient silencieuse, comme ces forces lentes dont dépend la solidité d’un pays, loin des éclats de tribune.
La vie privée suit son cours avec la même retenue. Hélène, femme de devoir et d’autorité, tient la maison et le réseau. Claude s’engage dans l’armée et mourra pour la France en 1915. Germaine épouse un industriel, prolongeant l’alliance ancienne entre capital et Parlement. Le foyer demeure attaché à Pont-sur-Seine, avec ses œuvres et ses fidélités locales. Rien de tapageur. Une manière d’être qui estime que la discrétion protège la liberté, et que l’influence durable se mesure à la constance plus qu’au bruit. Le portrait officiel, sévère, complète cette économie des apparences. On y lit le goût des règles, la tenue d’un homme qui préfère la procédure aux recettes, et qui tient pour dangereuse toute confusion entre prestige et pouvoir réel.
La mort survient à Paris le 11 mars 1907. Selon sa volonté, il n’y a pas d’obsèques nationales. Il est inhumé à Pont-sur-Seine, dans la chapelle familiale. Le cercle se referme. Reste une leçon. Nul ne gouverne sans instruments. Nul ne représente efficacement s’il n’est soutenu par une majorité stable. Né dans une maison qui liait industrie et Parlement, formé aux disciplines de l’étude et des comptes, marqué par la guerre, Casimir-Perier a servi la République avec l’outillage d’un administrateur. Sa présidence brève, enchâssée entre craintes sociales et divisions judiciaires, n’a pas laissé de réforme, mais elle a rendu visible l’écart entre majesté et action. Dans le temps long des institutions, cette clarté n’est pas rien. Elle guide encore la lecture d’un régime qui, pour durer, a dû plus tard réarticuler l’autorité et la responsabilité. À ce titre, la figure de Jean Casimir-Perier, loin d’être une parenthèse, appartient à l’armature discrète de la République. Vraiment.