LAOS - ANNIVERSAIRE
Du maquis au palais : Thongloun Sisoulith et la fabrique d'un état laotien

10 novembre 1945, dans la province montagneuse de Houaphan, naît Thongloun Sisoulith. Il fête aujourd'hui ses 80 ans.
Enfant d’un Laos rural où les pistes déterminent le rythme des échanges, il grandit au contact des rizières, des forêts et des maisons. La proximité de la frontière vietnamienne apporte des maîtres, des textes et un horizon politique proche. Dans un pays traversé par les dernières secousses de la guerre d’Indochine puis par la guerre civile, l’adolescent comprend que savoir lire et compter est déjà une forme de puissance. Il découvre aussi que la patience est une stratégie, et que les institutions futures se préparent dans des salles de classe autant que dans les camps.
Au collège pédagogique du Neo Lao Hak Sat, il se forme à la langue, à la littérature et à la méthode. L’institution, liée au mouvement Pathet Lao, conçoit l’enseignement comme un service public et une discipline civique. Pendant la guerre, il sert dans l’appareil éducatif puis rejoint l’antenne de Hanoï, où il enseigne et coordonne. Cette expérience fixe des habitudes : écrire clair, compter juste, tenir un calendrier. Le passage par l’école prépare une génération de responsables à penser l’État comme une organisation qui se nourrit de formulaires, de budgets et de procédures, et non comme un théâtre d’effusions. Pour Thongloun, l’autorité a toujours le visage d’un document bien tenu et d’une salle qui commence à l’heure.
Après 1975, la République démocratique populaire lao organise son administration. Le jeune cadre part étudier à Leningrad puis à Moscou, où il approfondit la linguistique, la littérature et l’histoire des relations internationales jusqu’au doctorat. Les amphithéâtres rassemblent Vietnamiens, Cambodgiens, Africains et Européens de l’Est. On y parle planification, statistiques et horizons quinquennaux, on y apprend que la modernisation est un processus et non un slogan. Ce séjour est aussi l’école de la diplomatie de parti et de la hiérarchie silencieuse des commissions. Il en revient avec un bagage conceptuel, une pratique des chiffres et le réflexe d’adosser chaque décision à un schéma d’exécution.
La diplomatie lui offre un premier laboratoire. À la fin des années 1980, il devient vice-ministre des affaires étrangères. Le Laos enclavé doit s’ouvrir sans se découvrir. Il faut normaliser des relations, négocier des frontières, chercher des appuis financiers, bâtir des ponts et des routes, accorder l’économie à un voisinage exigeant. L’apprentissage est celui du compromis, de la durée et des dossiers suivis. Plus tard, comme ministre du travail et de la sécurité sociale, il touche du doigt la vulnérabilité sociale dans un pays aux moyens contraints et mesure la valeur d’un kip bien dépensé. Élu à l’Assemblée, il expérimente le contrôle politique du budget avant de rejoindre le cœur de l’exécutif.
L’an 2001 le place vice-premier ministre et président du comité d’État au plan. Son portefeuille agrège routes, énergie, commerce extérieur, investissement et cadre statistique. L’ouverture économique, prudente mais réelle, s’accélère. Les barrages hydroélectriques se multiplient et font du Laos un exportateur d’électricité tandis que les corridors deviennent des priorités et que les postes frontières se modernisent. Attirer capitaux et compétences, négocier prix et garanties, surveiller dettes et retombées locales : la planification se fait art de l’arbitrage. Il s’agit d’équilibrer la promesse d’un avenir électrique avec la préservation des terres et des villages.
En 2006, le ministère des affaires étrangères lui échoit pour une décennie charnière. La feuille de route est claire : normaliser avec Washington, approfondir avec Hanoï, s’accorder avec Pékin, ménager Bangkok, cultiver l’ASEAN. La posture reste discrète mais les effets sont concrets. Les visites de haut niveau se multiplient, les dialogues techniques se routinisent, des programmes conjoints soutiennent santé, éducation et infrastructures. La politique extérieure devient instrument de développement plus que vitrine symbolique. On parle plus de postes frontières et de normes phytosanitaires que de grands mots.
En 2016, Thongloun devient premier ministre. Il hérite d’un État jeune, d’une administration dense et d’une économie dépendante de l’hydroélectricité, des matières premières et du tourisme. Il affiche une sobriété nouvelle, fait de la lutte contre la corruption un marqueur, réduit certains signes d’apparat et exige davantage de discipline comptable. Ce n’est pas une rupture mais un réglage. Il s’agit d’envoyer des signaux au public, au Parti, aux bailleurs et aux entreprises publiques. Les inspections se renforcent, des procédures s’unifient, des exemples visibles sont donnés pour marquer l’époque.
La modernisation, cependant, a ses risques. En 2018, l’effondrement d’un barrage dans le sud du pays rappelle la part d’aléa et de responsabilité qui accompagne la stratégie hydroélectrique. La gestion de crise mobilise secours, diplomatie et infrastructures, tout en posant des questions de normes et de contrôle des chantiers. Sur le plan régional, des tensions frontalières avec le Cambodge exigent des canaux politiques rapides et une fermeté mesurée. Dans ces épisodes, la figure du premier ministre est celle d’un coordinateur plus que d’un tribun, attaché à la chaîne logistique des décisions.
Le congrès du Parti de 2021 marque une nouvelle étape. Thongloun est élu secrétaire général puis investi président de la République. Dans ce système, la double casquette concentre l’autorité à la charnière du Parti et de l’État. L’époque est délicate. La pandémie a asséché le tourisme, renchéri les importations et fragilisé la monnaie. Les remboursements de dette étranglent la marge budgétaire, l’inflation grignote les salaires et les entreprises publiques pèsent sur les comptes. La réponse tient en trois verbes : stabiliser, prioriser, négocier.
Au cœur de ces arbitrages, un symbole s’impose : la mise en service de la voie ferrée Laos-Chine en décembre 2021. Le pays enclavé devient pays relié. Ce ruban de rails change l’économie des distances, abaisse les coûts logistiques et attire entrepôts, services et flux touristiques. Mais il engage aussi l’État dans une relation financière et technique plus dense avec son puissant voisin. Il impose normes, formations et gouvernance d’entreprise exigeante. Le pari est clair : convertir une dépendance géographique en avantage de réseau, tout en gardant la main sur le calendrier et la sûreté.
La présidence s’exerce comme une pédagogie du temps long. Il faut reconstituer des marges de manœuvre, restaurer une crédibilité budgétaire et faire travailler l’administration en cadence autour d’objectifs mesurables. Des outils nouveaux apparaissent, y compris dans l’identification et la numérisation des services publics, pour simplifier des démarches et mieux contrôler des flux. La diplomatie économique vise des investissements ciblés et des financements à conditions soutenables. Les instances régionales servent de scène utile mais jamais bavarde.
Les relations bilatérales demeurent la colonne vertébrale. Avec le Vietnam, l’axe historique s’entretient par des visites réciproques, des coordinations frontalières et des projets énergétiques. Avec la Chine, la priorité est la gestion des grands chantiers, des calendriers d’exploitation et des échéanciers financiers. Avec le Japon, la coopération technique et des équipements urbains soutiennent la modernisation. Au sein de l’ASEAN, le Laos cultive un profil discret, facilitateur, attaché à la continuité des formats et au règlement pragmatique des différends.
L’homme privé reste peu exposé. Marié à Naly Sisoulith et père de trois enfants, il projette une image de sobriété et de méthode. Les langues apprises, vietnamien, russe et anglais, sont des instruments plus que des drapeaux, utiles dans les négociations comme dans les rituels protocolaires. La biographie compose une continuité sans ruptures spectaculaires : l’enseignant devenu diplomate, le planificateur devenu chef de gouvernement, puis président et premier secrétaire. Le fil conducteur tient dans la primauté du document, du calendrier et de la coordination.
Lire sa trajectoire, c’est éclairer les contraintes de la péninsule. La géographie dicte l’importance des corridors, des ponts, des lignes électriques et ferroviaires. La démographie impose des politiques de santé et d’éducation robustes malgré des moyens comptés. L’économie appelle des recettes en devises issues du tourisme, de l’énergie exportée et de niches industrielles. Dans cet ensemble, la stabilité sociale devient une fin et un instrument. D’où la prudence réformatrice, la préférence pour la séquence sur l’annonce et le travail de couloir plutôt que la tribune.
Les critiques existent et pointent la lenteur des transformations, l’opacité de certaines décisions ou la dépendance financière envers des partenaires majeurs. Le pouvoir répond par la séquence et la faisabilité. Les dettes se renégocient, les entreprises publiques se restructurent, les administrations se réorganisent et la monnaie se défend par une combinaison de règles, d’incitations et de contrôles. Rien n’est spectaculaire, tout est sériel. L’objectif annoncé est un État plus prévisible, capable de tenir ses engagements et de délivrer des services essentiels même en période de pénurie de devises.
Au terme de ce parcours, on retrouve le pédagogue. Les messages adressés aux diplomates et aux cadres valorisent compétence, loyauté et sens du service. La politique étrangère n’est pas un théâtre autonome, elle prolonge la gestion intérieure et la fabrique d’un État fiable. Le pays se veut utile à ses voisins, lisible pour les investisseurs et protecteur pour ses citoyens. Rien n’indique une volonté de rupture idéologique ; tout signale un effort de consolidation, de passerelle en passerelle, de budget en budget, de réforme en réforme.
Ainsi se dessine, depuis Houaphan jusqu’au palais présidentiel, une biographie qui épouse les rythmes longs du Laos. Thongloun Sisoulith s’y révèle moins chef charismatique que directeur d’ouvrage, attentif à l’alignement des acteurs et à la qualité d’exécution. Son histoire traverse un demi-siècle de réajustements : guerre et école, planification et ouverture, barrages et rails, dettes et compromis. Elle condense les dilemmes d’un État enclavé qui se sait dépendant des flux externes mais qui cherche à convertir la contrainte en articulation régionale. À ce titre, sa présidence prolonge une longue patience : gouverner par addition de gestes concrets, inscrire chaque chantier dans une séquence, préférer l’efficace au spectaculaire.