ALBANIE - NECROLOGIE
Le temps heurté de Fatos Nano

16 septembre 1952, Tirana. Dans l'Albanie fermée de l'après guerre, Fatos Thanas Nano naît et grandit au cœur d'un Etat qui organise tout, des études aux carrières. Son père, Thanas, dirige la radio télévision publique, sa mère, Maria, vient d'une lignée d'intellectuels. Le jeune Fatos fréquente un lycée sélectif de la capitale, apprend les langues, joue de la guitare, s'ouvre discrètement à des musiques interdites. Il choisit l'économie politique à l'université de Tirana et soutient une thèse, convaincu que les chiffres disent les sociétés. Les premières affectations le mènent à l'aciérie d'Elbasan puis dans une ferme d'Etat, où il observe la planification au ras du sol, avec ses pénuries. Au milieu des années 1980 il rejoint un institut d'études, scrutant les réformes à l'Est. Fin 1990 le régime vacille et sa compétence en fait un cadre recherché.
La vie privée s'entrelace avec l'ascension. Il épouse Rexhina, compagne de jeunesse, et le couple construit un foyer discret autour de deux enfants, Sokol et Eda. Pendant que la famille s'installe, la carrière franchit un seuil. À la fin de décembre 1990 il devient secrétaire général du Conseil des ministres, puis vice président du Conseil en janvier 1991. L'effondrement du parti unique ouvre une brèche où il s'engage en réformateur. Au printemps, la métamorphose de l'ancien Parti du travail accouche du Parti socialiste, qu'il dirige et oriente vers la social démocratie européenne. Le parti cherche des alliés, rejoint des réseaux, ajuste sa doctrine, modère son langage. Nano, économiste formé dans un autre monde, assume ce virage. Il choisit la méthode et la gradualité, préférant la négociation aux gestes. La scène politique s'installe dans un pluralisme rude, où l'on apprend à perdre.
Le 22 février 1991 il devient président du Conseil des ministres. Le mandat ne dure que quelques mois mais il condense une époque. Il faut ravitailler un pays en pénurie, maintenir les services, négocier de l'aide, et tenter d'organiser un scrutin pluraliste. Les administrations apprennent des routines nouvelles, les entreprises publiques se grippent, la jeunesse manifeste, des bateaux partent vers l'Italie. Nano sert de passeur, occupé à éviter le chaos plutôt qu'à annoncer des lendemains. En juin, un cabinet de transition lui succède. Sur la scène partisane il reste central. Il façonne l'appareil socialiste, enracine la discipline des congrès et la pratique des coalitions, fait entrer le parti dans des concertations internationales. Son rôle consiste moins à trancher d'en haut qu'à assembler des morceaux épars. Cette séquence dessine un dirigeant pour qui la stabilité prime sur la gloire, et sur l'éclat personnel.
La rupture vient en 1993. Dans un climat de rivalités accrues, Nano est arrêté pour sa gestion d'une aide internationale liée à son bref passage au gouvernement. En 1994, la justice le condamne. Pour ses partisans, il devient l'exemple d'une instrumentalisation des tribunaux. Derrière les barreaux, il continue pourtant de diriger, par notes transmises et rencontres autorisées, un Parti socialiste qui s'organise à distance. Loin des tribunes, il apprend la patience comme méthode et la modération comme stratégie. La société traverse une transition douloureuse, où la pauvreté s'accroît et les normes vacillent. Les années de détention affermissent un positionnement qui mise sur la désescalade et l'ouverture vers l'Europe. Cette manière d'habiter l'adversité, sans rupture de ton, marque son image. Plus tard, la justice reviendra sur la condamnation, attestant qu'un Etat de droit peut corriger des verdicts hâtifs, parfois très tard.
En 1997 l'Albanie bascule. L'effondrement des schémas financiers déclenche colère et pillages, l'Etat perd prise, des armes circulent, la confiance disparaît. Libéré, Nano revient au premier plan et redevient chef du gouvernement en juillet. Sa priorité est double: rétablir la sécurité minimale et remettre l'administration au travail. Il sollicite l'aide internationale, réorganise la police, tente de refermer les plaies. Surtout, il refuse d'ouvrir une séquence de représailles, considérant qu'un pays fragile ne supporterait pas la vengeance. Sur fond de tensions régionales à la veille de la crise du Kosovo, la rue reste nerveuse. En septembre 1998, après un assassinat politique et des manifestations violentes, il démissionne pour préserver l'équilibre. Le pouvoir passe à une nouvelle génération, tandis que Nano demeure chef de parti. Cette alternance interne rappelle que la stabilité est une conquête, lente, patiemment construite, souvent fragilisée par des compromis assumés.
Le troisième temps commence en 2002. Après des années d'âpres rivalités au sein de la gauche, une solution de consensus s'impose et Nano revient à la tête du gouvernement. Le contexte n'est plus celui des rues enfiévrées mais celui des administrations à réformer. Son agenda tient en quelques priorités lisibles: affermir l'Etat de droit, réorganiser la police et la justice, moderniser les finances publiques, avancer des privatisations réfléchies, sécuriser l'approvisionnement énergétique, rapprocher l'Albanie des structures européennes et atlantiques. Il multiplie les chantiers, négocie avec Bruxelles, renforce des coopérations avec l'OTAN et l'OSCE, cherche à professionnaliser une administration longtemps façonnée par la pénurie. L'efficacité se mesure mal, car les progrès tiennent à des procédures et recrutements. Cette gouvernance par les dossiers, sans éclats, fait école et irrite aussi. Nano compose, arbitre, remanie, et avance par accumulation, au risque d'user sa base.
La politique intérieure demeure rugueuse. La croissance existe mais reste fragile, tirée par des envois de migrants et des services naissants. Les attentes sociales sont fortes, les soupçons de corruption récurrents, la justice lente. Nano tente d'en faire un test de crédibilité et pousse des réformes, mais se heurte à la faiblesse des institutions et aux intérêts croisés. Le rapprochement européen avance par étapes prudentes, sous la forme d'accords et de plans. Dans les villes, de nouveaux acteurs émergent, tandis que le Parti socialiste débat de son cap et de ses équilibres. En 2005, le pays choisit l'alternance. Nano accepte le verdict, se retire de la tête du parti et laisse place à une génération qui fera de Tirana un laboratoire municipal avant d'accéder au pouvoir national. Ce passage de relais dit sa conception du pouvoir: l'Etat survivra aux hommes, pourvu que les mécanismes fonctionnent.
Après 2005, Nano quitte le premier rang sans s'effacer. Il tente d'accéder à la présidence en 2007 mais n'obtient pas les soutiens requis. Des années plus tard, il pense encore à un retour, sans davantage de succès. Sa parole passe désormais par les médias. Il commente, rappelle l'importance des institutions, défend une social démocratie tempérée, mesure ses critiques envers ses successeurs. Sa vie personnelle change aussi. Un divorce très commenté marque le début des années 2000. En 2002 il épouse Xhoana, qui partage sa trajectoire deux décennies. De son premier mariage il reste un père, avec Sokol et Eda. Cette vie privée exposée accompagne l'ouverture d'une société qui débat du droit au divorce et des recompositions familiales. En retrait, Nano devient une figure tutélaire, témoin d'une époque et gardien d'une méthode fondée sur la négociation et la continuité durable de l'Etat.
À l'échelle longue, sa trace se lit dans la transformation des institutions. Nano n'a pas cherché à incarner une révolution, il a installé des routines. Il a accompagné la conversion d'un parti d'origine communiste en force social démocrate, apte à dialoguer avec l'Europe et à rejoindre les familles politiques du continent. Il a préféré la négociation aux ruptures, la construction de capacités administratives aux proclamations. Ses adversaires y voyaient de la prudence, ses partisans un réalisme. L'Albanie a avancé par paliers, avec des reculs et des reprises. Dans ce mouvement, Nano a tenu la place de l'organisateur qui crédibilise l'Etat par la prévisibilité. Son héritage n'est pas un monument mais un enchaînement de procédures et de cadres, réduisant l'arbitraire et des normes. Il a ainsi ancré l'idée qu'une démocratie tient d'abord par ses institutions, dans la durée.
La fin appartient au temps biologique. En 2023, des alertes de santé rappellent la fragilité des figures de la transition. Les autorités saluent alors l'apport d'un premier ministre de l'ère post communiste qui sut aussi se retirer. En 2025, la maladie s'aggrave. Après plusieurs semaines d'hospitalisation, Fatos Nano s'éteint à Tirana le 31 octobre, à soixante treize ans. La nouvelle déclenche un inventaire collectif. Les images des années 1990 reviennent, l'effondrement des pyramides, les nuits de peur, les premières urnes, les débats sur la justice, les fondements de l'Etat de droit, les dossiers européens patiemment montés. Ses adversaires reconnaissent sa constance, ses partisans soulignent sa capacité à tenir le fil des institutions quand les passions menaçaient de rompre. Le pays qu'il quitte n'est pas abouti, mais plus ouvert que celui de sa naissance. Sa trajectoire, sobre, résume bien cette traversée.