HISTOIRE D UN JOUR - 16 NOVEMBRE 1945
Aux origines de l'UNESCO

16 novembre 1945. À Londres, au terme de plusieurs semaines de conférences, les délégués de trente-sept pays signent la constitution d’une organisation qui veut ériger la paix par les moyens lents de l’éducation, de la science et de la culture. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, bientôt appelée Unesco, ne dispose ni d’armées ni de frontières, mais d’idées, de normes et de réseaux. Au milieu des ruines et du rationnement, le geste paraît modeste; à l’échelle de la longue durée, il inaugure une manière d’habiter le monde et de prévenir la guerre.
Le contexte préparait ce geste. Depuis 1942, à Londres, la Conférence des ministres alliés de l’éducation discutait de la réouverture des écoles, de la réparation des bâtiments, de la remise en ordre des programmes et de la circulation des enseignants. Plus loin en arrière, l’entre-deux-guerres avait vu naître l’Institut international de coopération intellectuelle, lié à la Société des Nations, où se testaient enquêtes comparatives, répertoires bibliographiques et correspondances de laboratoires. La guerre avait brisé ces tissus, mais elle avait montré combien ils étaient nécessaires.
Le texte fondateur adopte une thèse exigeante: les guerres naissent dans l’esprit des hommes et des femmes, et c’est dans l’esprit que doivent être élevées les défenses de la paix. L’axiome est anthropologique autant que politique. Il suppose que l’ignorance, la propagande, la haine de l’autre, la destruction des bibliothèques et des musées créent un terrain propice à la violence. À l’inverse, l’instruction, la circulation des savoirs, la diversité culturelle et la liberté d’expression forment des remparts durables.
Dans les premiers mois, l’organisation agit en service de reconstruction. Elle aide à rouvrir les classes, à remettre les laboratoires en état et à recenser les pertes des musées et des archives. Elle coordonne des échanges d’étudiants et d’enseignants, promeut des cantines scolaires, mène des enquêtes sur la scolarisation et soutient les bibliothèques publiques. Le siège s’installe à Paris, carrefour de traductions, de conférences et de secrétariats. Le 4 novembre 1946, après les ratifications requises, la constitution entre en vigueur et Julian Huxley devient le premier directeur général.
La guerre froide n’interrompt pas l’effort; elle l’oriente. Dans un climat de méfiance, les États conviennent pourtant d’un noyau commun de règles: protéger les biens culturels en temps de conflit, harmoniser le droit d’auteur pour permettre la circulation des livres, promouvoir la libre circulation des idées et condamner les pseudo-sciences raciales. De cette diplomatie normative naissent des textes qui outillent les administrations et les métiers et qui installent des procédures d’alerte, d’évaluation et de suivi.
Les jalons sont précis. En 1952, la Convention universelle sur le droit d’auteur établit un socle de protection dans un monde de législations divergentes. En 1954, la Convention de La Haye organise la sauvegarde des biens culturels en cas de conflit armé et institue un signe distinctif. En 1971, le programme sur l’homme et la biosphère associe recherche écologique, réserves expérimentales et participation des communautés. En 1972, la Convention du patrimoine mondial relie culture et nature et crée un régime de listes, de rapports et de missions. Plus tard, en 2003, la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel élargit la notion de patrimoine aux savoir-faire, aux rites et aux langues, et en 2005, la diversité des expressions culturelles affirme le droit des États à mener des politiques culturelles.
La décolonisation change l’échelle et l’agenda. Les nouveaux États posent d’autres priorités: alphabétiser massivement, former des enseignants, adapter les curriculums aux réalités locales, cartographier les ressources en eau, bâtir des universités et des centres de recherche. L’Unesco devient un lieu de négociation d’une grammaire du développement: planification éducative, indicateurs de scolarisation, centres régionaux de formation et banques de données documentaires. Des réseaux Sud-Sud apparaissent et redéfinissent la circulation des connaissances.
Parmi les grandes campagnes, le sauvetage des monuments de Nubie, menacés par la montée des eaux liée au haut barrage sur le Nil, cristallise un changement d’échelle. Dans les années soixante, ingénieurs, archéologues, conservateurs et financeurs de nombreux pays coopèrent pour démonter et remonter des temples, déplacer des sanctuaires et documenter des sites. Le chantier ne sauve pas seulement des pierres: il installe un principe, celui d’une responsabilité partagée à l’égard de biens dont la valeur déborde les frontières.
La logique patrimoniale ne se limite pas aux monuments. Elle s’étend aux réserves de biosphère, aux parcs, aux zones humides et aux paysages culturels. Elle s’appuie sur des inventaires et des protocoles d’évaluation, mais aussi sur des compromis locaux. Droits des communautés, usages traditionnels, tourisme et conflits d’aménagement deviennent des variables que les dispositifs de suivi rendent visibles et arbitrables. Il en résulte des métiers nouveaux, des administrations spécialisées et une économie de la conservation.
Dans les sciences, l’organisation adopte une méthode de réseaux. Hydrologie internationale, océanographie et géosciences donnent lieu à des programmes où la standardisation des mesures, l’ouverture des données, la formation de jeunes équipes et la mise en commun d’équipements produisent des effets cumulatifs. L’objet n’est pas la découverte spectaculaire, mais la circulation ordonnée des connaissances et des pratiques. Le même esprit anime des réflexions éthiques sur la génétique, la médecine et l’intelligence artificielle, afin d’encadrer les usages et de prévenir les dérives.
La communication devient un champ politique à part entière. Liberté d’expression, sécurité des journalistes, accès à l’information, éducation aux médias et rôle des plateformes alimentent des controverses vives. Déséquilibres Nord-Sud dans la circulation des nouvelles, pluralisme, concentration des moyens et souverainetés informationnelles témoignent de tensions persistantes. L’organisation offre toutefois un forum stable et des indicateurs qui permettent de comparer, d’alerter et parfois de corriger. Elle soutient des réseaux professionnels et des programmes de renforcement des capacités.
L’Unesco n’échappe pas aux crises. Des États s’en retirent, y reviennent, contestent ses orientations et dénoncent ses coûts. Comme toute bureaucratie, elle accumule des lourdeurs et des délais. Pourtant, à distance, un trait domine: les réseaux mis en place résistent aux alternances. Écoles normales, instituts de statistique de l’éducation, centres d’archives, laboratoires océaniques et alliances de bibliothèques continuent de produire des effets, même lorsque les budgets diminuent ou que les priorités se déplacent.
Revenir au 16 novembre 1945, c’est mesurer une bascule. Les vainqueurs auraient pu réserver l’avenir à la diplomatie des chancelleries. Ils ont préféré adosser la paix à des institutions qui cultivent des dispositions: apprendre, comparer, traduire, protéger, transmettre. Il en est sorti un droit, avec ses conventions et ses listes, mais aussi des habitudes: réunions régulières, rapports attendus et concertations routinières qui, peu à peu, créent de la confiance. Cette confiance n’abolit pas les conflits, mais elle rend possible leur traitement pacifique.
Le siège parisien, son architecture moderniste, ses salles de traduction simultanée et ses couloirs de délégations disent quelque chose de cette infrastructure. On y croise des ministres et des bibliothécaires, des géologues et des juristes, des éditeurs et des instituteurs. Les catégories administratives s’y apprivoisent, les langages professionnels apprennent à se répondre. Les grandes déclarations alternent avec des tâches de scribe: réviser des normes, actualiser des nomenclatures et corriger des séries statistiques.
La méthode compte autant que l’objectif. Faire travailler ensemble des disciplines et des pays ne supprime pas les désaccords, mais les rend comparables. Sur un même objet, par exemple la préservation d’un site ou la gouvernance d’une nappe aquifère, on juxtapose des savoirs et des temporalités, on dispose des instruments d’arbitrage. L’Unesco a systématisé ces gestes: comités mixtes, missions d’experts, visites de suivi, rapports périodiques et indicateurs. Ils ne garantissent pas la réussite, mais ils stabilisent un langage commun qui permet d’agir.
De là vient la force de la date. Le 16 novembre 1945 n’est pas un coup de tonnerre; c’est un commencement raisonnable. Il prolonge des expériences plus anciennes, répare des coupures et prépare des agrandissements. Il ouvre un espace où universel et diversité cessent d’être des contraires et deviennent des termes à équilibrer. Il annonce aussi des dilemmes: comment protéger sans figer, universaliser sans homogénéiser, reconnaître des mémoires blessées sans fracturer des récits partagés. L’histoire ultérieure de l’organisation se lit comme la mise à l’épreuve de ces questions.
L’Unesco a contribué à fabriquer des outils durables. Les classifications internationales de l’éducation, les statistiques comparées de scolarisation, les cadres éthiques pour la recherche, les répertoires de langues menacées, les listes du patrimoine matériel et immatériel et les directives de protection en temps de guerre donnent aux États, aux villes, aux universités et aux associations un langage commun. Ils nourrissent des politiques publiques, guident des arbitrages budgétaires et soutiennent des coopérations locales.
Au terme de ce parcours, ce qui domine est une idée de continuité. En 1945, l’Unesco naît d’une fatigue de la guerre et d’une confiance prudente dans les institutions. Depuis, elle avance par couches: conventions, programmes, listes, écoles, laboratoires, bibliothèques et centres de formation. Chaque couche prépare la suivante, corrige la précédente et laisse des traces. L’histoire ne s’y écrit pas en traits héroïques, mais en inscriptions patientes. La création de l’organisation apparaît ainsi comme un pari sur la durée, où la paix se construit moins par des sommets que par des routines partagées. Ce pari reste une tâche ouverte aujourd’hui.