CHILI - ELECTIONS DU 16 NOVEMBRE
Un scrutin aux multiples enjeux sous haute tension

Candidats et programmes – huit visions pour l’avenir
À neuf mois du vote, huit candidatures se disputent la présidence chilienne, reflétant un spectre politique fragmenté. La favorite des sondages est Jeannette Jara, ministre du Travail de Gabriel Boric et figure du Parti communiste. Afin d’élargir son électorat, son programme « Un Chile que cumple » renonce à la nationalisation du cuivre et du lithium et défend un revenu vital de 750 000 pesos pour 2030 financé par la croissance. En économie, Jara promet de renforcer le rôle de l’État sans rompre avec l’orthodoxie budgétaire ; elle prône une compagnie nationale du lithium, l’industrialisation de l’hydrogène vert et la transition énergétique pour atteindre 6 GW de stockage d’ici 2028. Sa vision écologique prévoit une loi de transition socio?écologique, des infrastructures de ville durable et l’adaptation face au changement climatique. S’agissant de l’eau, elle mise sur la désalinisation, des réservoirs et la restauration des écosystèmes.
La droite est représentée par José Antonio Kast, leader du Parti républicain. Son programme économique propose une thérapie de choc : réduction de 6 milliards de dollars de dépenses publiques en dix?huit mois et baisse agressive des impôts sur les entreprises. Cette cure d’austérité, critiquée pour son irréalisme, s’accompagne de la libéralisation des permis environnementaux. Kast mise aussi sur la sécurité et promet d’investir massivement dans la production d’électricité renouvelable et le stockage, tout en simplifiant la bureaucratie. Sur l’environnement, il prévoit des usines de dessalement et de réutilisation des eaux pour pallier la sécheresse.
Evelyn Matthei, maire de Providencia et ex?ministre libérale, propose trois piliers : ordre et sécurité, croissance économique et soutien aux familles. Elle souhaite réduire l’impôt sur les sociétés à 23 % puis 18 % en dix ans, créer un million d’emplois et diminuer les dépenses publiques de huit milliards de dollars. Son programme mise sur un plan de 2,5 milliards de dollars pour la sécurité, l’expulsion de 3 000 étrangers en situation irrégulière et la construction de prisons de haute sécurité. Sur l’énergie, Matthei défend une neutralité carbone en 2050, des villes résilientes et des toits végétalisés. Elle soutient un plan national d’urgence pour l’eau avec dessalement, gestion intégrée des bassins et reboisement. Sa politique sociale met l’accent sur la formation des femmes, la garde d’enfants universelle et un salaire minimal décent.
La surprise des sondages est Johannes Kaiser, député libertarien. Son programme économique se présente comme un coup de balai : création de licences provisoires en ligne pour les PME, suppression de l’impôt foncier et simplification des permis environnementaux en 45 jours. Kaiser souhaite ouvrir le marché de l’électricité à la concurrence et attirer des investissements privés dans la géothermie. Sur la sécurité, il prône l’application de la théorie des vitres brisées, la militarisation des frontières et la réintroduction du service militaire, doublant le nombre de prisons et réformant la justice avec un conseil de la magistrature. Sa politique de l’eau repose sur des incentives législatifs pour la désalinisation.
Le populiste numérique Franco Parisi, qui vit aux États?Unis, espère fédérer le vote anti?système. Son programme économique promet de réformer la police et la fiscalité, de créer une police municipale armée, des unités antiterroristes et de substituer des prisons flottantes. Sur l’énergie, il prône des coopératives d’énergie communautaires et une entreprise publique de transmission dotée de capteurs IoT. Parisi propose des remblais et des recharges d’aquifères pour lutter contre la sécheresse.
Le centriste Harold Mayne?Nicholls, ancien président de la fédération de football, propose un programme social?démocrate. Il plaide pour un ministère des Sciences fortement doté, des investissements dans l’éducation et le sport, et un plan contre la sécheresse misant sur des réservoirs, le dessalement et la réutilisation des eaux. Sa vision sécuritaire comprend la création de police de quartier, la récupération de 400 quartiers vulnérables et l’utilisation de l’armée pour protéger les infrastructures critiques. En matière d’énergie, il soutient la diversification énergétique sans toutefois proposer des ruptures majeures.
Le cinéaste Marco Enríquez?Ominami (MEO) représente une gauche modérée. Son programme sécuritaire prévoit un Système Nacional de Inteligencia Criminal (SNIC), des frontières digitales et un triplement des investissements en prévention. Il promet de doubler le budget de la culture et de la science, de renforcer les parcs nationaux et de créer des « policias de barrios » pour rapprocher l’État des communautés. Sur l’énergie, MEO défend la promotion du hydrogen et la décentralisation, tout en se positionnant comme le candidat des secteurs invisibilisés.
Le communiste orthodoxe Eduardo Artés propose une rupture radicale : nationalisation des ressources énergétiques, abolition des concessions minières et introduction de la peine de mort pour les chefs de bandes criminelles. Il prône la formation de brigades de sécurité populaires et la transformation des prisons en centres de rééducation et d’étude. Son programme énergétique envisage de mettre l’électricité sous contrôle public et d’étudier l’option nucléaire. Enfin, il propose une redistribution massive de la terre et une économie planifiée.
Chaque candidat tente ainsi de se positionner sur les enjeux structurants – sécurité, croissance, environnement et justice sociale –, révélant un pays en quête de stabilité mais aussi de réforme profonde.
Législatives et sénatoriales – renouvellement à hauts risques
Le même jour que l’élection présidentielle, le 16 novembre 2025, les Chiliens renouvelleront entièrement la Chambre des députés (155 sièges dans 28 districts) et une partie du Sénat. Seulement sept des seize régions éliront des sénateurs : Arica y Parinacota, Tarapacá, Atacama, Valparaíso, Maule, La Araucanía et Aysén. Les sénateurs actuels de ces régions – parmi lesquels José Durana (UDI) et José Miguel Insulza (PS) à Arica y Parinacota, Rafael Prohens (RN) et Yasna Provoste (DC) à Atacama ou encore Felipe Kast (Evópoli) à La Araucanía – voient leur mandat arriver à terme. Dans les autres régions, les sénateurs élus en 2021 poursuivent jusqu’en 2030.
Le système de répartition des sièges est crucial. Adoptée en 2015, la loi 20 840 a remplacé l’ancien système binominal par le méthode d’Hondt, qui répartit les sièges proportionnellement entre les listes. La règle incite les électeurs à privilégier les listes plutôt que les candidats individuels ; un candidat fortement plébiscité peut ne pas être élu si sa liste ne recueille pas assez de voix. L’objectif est également de garantir la parité hommes?femmes et de favoriser l’élection de candidates grâce à des incitations financières. Un exemple tiré de BioBioChile montre comment les votes totaux de chaque liste sont divisés par 1, 2, 3, etc., pour attribuer les sièges : une liste aux voix moins nombreuses peut obtenir un élu si ses quotients sont plus élevés que ceux des concurrents. Les votants devront donc choisir une seule liste pour les députés et une pour les sénateurs, sinon le vote sera nul.
Pour les élections 2025, cinq grandes coalitions parlementaires ont été formalisées : Unidad por Chile, regroupant les partis Socialiste, Communiste, Frente Amplio, DC, Liberal, Radical et PPD ; Chile Grande y Unido, composé de Renovación Nacional, UDI, Evópoli et Demócratas ; Cambio por Chile, qui associe les Républicains, les national?libertaires et les sociaux chrétiens ; Izquierda Ecologista Popular Animalista y Humanista, qui rassemble les partis Humaniste et Igualdad ; et Verdes, Regionalistas y Humanistas, alliance de la Fédération régionale verte et du Parti Acción Humanista. En outre, plusieurs formations – Partido de la Gente, Amarillos, Partido Ecologista Verde ou Partido de Trabajadores Revolucionarios – concourront sans pacte.
Le choix de l’ordre des listes dans les bulletins a été déterminé par un tirage du Service électoral (Servel) : Unidad por Chile a reçu la lettre C, Izquierda Ecologista Popular Animalista y Humanista la lettre D, Amarillos la lettre E, Cambio por Chile la lettre K, Chile Grande y Unido la lettre J, Verdes, Regionalistas y Humanistas la lettre B et d’autres petites formations les lettres restantes.
La campagne pour les législatives est marquée par l’entrée en scène de personnalités médiatiques. Des acteurs comme Felipe Ríos (PL) ou Ariel Mateluna (Acción Humanista), des animatrices telles Marlén Olivari (indépendante – Evópoli) ou Macarena Venegas (indépendante – Evópoli) et des sportifs comme Jorge « Peineta » Garcés tentent d’animer une course souvent discrète. Certains observateurs y voient un moyen d’attirer des électeurs désabusés, quand d’autres y dénoncent une starification de la vie politique qui éclipse les débats de fond.
Au?delà des candidats, le système électoral engendre une guerre des marques. La multiplication de listes – jusqu’à onze dans certains districts – rend la lecture des bulletins complexe et favorise la dispersion des votes. Les formations investissent dans la communication visuelle pour se démarquer, parfois avec des slogans ou des logos qui prêtent à confusion. La lourdeur administrative du vote à deux bulletins et la crainte du nul alimentent la polémique, incitant des ONG à lancer des campagnes de pédagogie civique.
L’enjeu, pour les partis, est d’optimiser la composition des listes afin d’obtenir des quotients élevés. Ainsi, des négociations serrées ont eu lieu pour placer les figures les plus populaires en tête de liste et répartir les poids lourds entre districts. La stratégie vise à maximiser les sièges obtenus via le système d’Hondt, quitte à sacrifier certaines ambitions individuelles pour assurer le succès collectif.
Atmosphère de campagne – entre bots et angoisse démocratique
La campagne présidentielle chilienne de 2025 se déroule dans un climat empreint de tension numérique et de méfiance. Les réseaux sociaux, où se concentrent désormais débats et attaques, voient proliférer les faux comptes, deepfakes et contenus manipulés. Un article de La Tercera sur l’utilisation des bots, de l’intelligence artificielle et des deepfakes souligne que plusieurs candidats s’accusent mutuellement de manipuler l’opinion et de relayer des images truquées. Le séminaire « Présidentielles 2025 : Intelligence artificielle, transparence et démocratie » a rappelé que la moitié des élections mondiales récentes ont été marquées par des contenus générés par IA. Les analystes estiment que cette bataille numérique simplifie les discours, nourrit la polarisation et favorise des solutions simplistes aux problèmes complexes.
Début septembre, Chilevisión a diffusé un reportage explosif révélant qu’un directeur de Canal 13, Patricio Góngora, se cachait derrière le compte X « Patito Verde ». Celui?ci participait à un réseau de bots qui amplifiait les messages de José Antonio Kast et lançait des attaques misogynes contre Jeannette Jara et Evelyn Matthei. La révélation a provoqué un scandale national : Jara a dénoncé une manipulation qui « installe la haine et agit sans scrupule », exigeant que Kast s’explique. Des députés, comme Ana María Gazmuri, ont déclaré que cette armée de trolls d’extrême droite « met en jeu la démocratie » et ont demandé des enquêtes. Le scandale a mis en lumière le mélange de journalisme et de militantisme au sein des grands médias et a renforcé les appels à la transparence.
Les débats ont également servi de théâtre à ces accusations. Lors d’une confrontation entre huit candidats, Jeannette Jara a réussi à mettre José Antonio Kast en difficulté en rappelant cette affaire de bots. Selon Interferencia, elle a déclaré : « Les mensonges inventés par des armées de bots doivent cesser », tandis que Kast restait évasif. L’article souligne que si Jara a été attaquée sur son bilan économique et son salaire minimum, elle a réussi à imposer le thème de la désinformation, donnant un aperçu d’une campagne où la lutte contre les fake news est devenue un enjeu démocratique. L’affaire a poussé le Service électoral et les plates?formes Meta, TikTok et Google à se réunir dans une Table de gouvernance pour la transparence afin d’annoncer la suppression d’un milliard de comptes Facebook et 101 millions de comptes TikTok considérés comme faux. Ces chiffres montrent l’ampleur de la tâche pour préserver l’intégrité du vote.
L’anxiété électorale est accentuée par des discours alarmistes. Une chronique de Paula Walker, professeure à l’Université du Chili, s’insurge contre le slogan « se quieren robar la elección », popularisé dans certains cercles proches de Kast. Elle rappelle que lancer sans preuve l’accusation de fraude revient à « tirer le mantel démocratique » et à banaliser la délégitimation des institutions. L’autrice note que la confiance est fragilisée par la combinaison de la corruption, de la défiance et des campagnes de désinformation, et évoque la création d’une Mesa de Gobernanza para la Integridad de la Información où Google, Meta et TikTok s’engagent à supprimer les contenus faux ou manipulateurs.
En parallèle, le climat de campagne est marqué par des violences verbales et physiques sporadiques, des marches contre la criminalité et des peurs sociales. Ce contexte a poussé les candidats à surenchérir sur les promesses de sécurité, alimentant la crispation. La campagne 2025 se révèle ainsi un mélange explosif de débats idéologiques, de technologie invasive et de suspicion généralisée.
Sondages et scénarios – une présidentielle encore incertaine
La hiérarchie des candidats a évolué au cours de l’année. En juin 2025, le Centre d’études publiques (CEP) plaçait Evelyn Matthei en tête avec 26 % d’intentions de vote, devant José Antonio Kast (17 %) et Jeannette Jara (2 %). L’été a tout changé : selon Data Influye, Jara a bondi à 39 %, laissant Kast à 23 % et Matthei à 15 %. Cadem, institut plus proche de la droite, a rapidement confirmé la dynamique : fin octobre 2025, Jara recueillait 30 % des intentions, contre 22 % pour Kast, 15 % pour Johannes Kaiser et 14 % pour Matthei, tandis que Franco Parisi plafonnait à 12 %. Ces sondages montrent la montée d’un candidat libertarien et l’érosion d’une droite traditionnelle divisée entre Kast et Matthei.
À deux semaines du vote, un sondage Cadem publié par Ex?Ante confirme la tendance : Jara atteint 27 %, devant Kast (20 %), Kaiser (14 %), Matthei (13 %) et Parisi (11 %). Dans un modèle de projection à base 100 sur les électeurs « certains », Jara grimpe même à 30 %, tandis que Kast reste à 22 %. Une autre enquête, Panel Ciudadano?UDD, recueillie par Radio Universidad de Chile, place Jara à 26 %, Kast à 21 % et Kaiser et Matthei ex?aequo à 14 %, Parisi étant à 10 %. Ces études soulignent que l’obligation de voter – rétablie en 2022 – pourrait mobiliser des électeurs qui décident tardivement.
Les sondages montrent également un niveau élevé de certitude : plus de 91 % des électeurs de Jara se déclarent décidés, contre 85 % pour Kaiser et 83 % pour Kast. Toutefois, la candidate communiste est fragile en cas de second tour. Les simulations de Cadem indiquent qu’elle serait battue par Kast (48 % contre 36 %), par Matthei (46 % contre 33 %), par Kaiser (41 % contre 36 %) et même par Parisi (37 % contre 34 %). Les seules hypothèses où elle l’emporte sont contre Marco Enríquez?Ominami et Harold Mayne?Nicholls, candidats marginaux. Autrement dit, l’avantage de Jara au premier tour pourrait se traduire par une défaite face à la droite unifiée au second tour.
Du côté parlementaire, les prédictions renforcent cette incertitude. Pablo Longueira prévoit que les coalitions de droite décrocheront plus de 80 députés et entre 12 et 14 sénateurs, ce qui pourrait offrir à un président de droite une majorité confortable et, inversement, compliquer la tâche d’un gouvernement de gauche. La sévérité du système d’Hondt et la multiplication des listes ajoutent un facteur de volatilité ; des voix dispersées entre plusieurs options peuvent offrir un bonus à la droite, généralement mieux coordonnée.
Les sondages laissent entrevoir trois scénarios principaux. Premier scénario : Jeannette Jara conserve sa première place et affronte au second tour José Antonio Kast. Celui?ci profiterait de la discipline de l’électorat de droite et des abstentionnistes modérés pour l’emporter. Deuxième scénario : un glissement à droite permet à Evelyn Matthei de devancer Kaiser, formant un duel Matthei?Jara où la maire de Providencia bénéficierait d’une image plus modérée. Troisième scénario : Kaiser élimine Matthei et se retrouve face à Jara ; une situation redoutée par la droite traditionnelle car l’outsider libertarien pourrait polariser le débat et réduire la capacité de coalition. Dans tous les cas, la certitude que Jara ou Kast accédera au second tour n’a jamais été aussi fragile.
L’élection chilienne de 2025 se révèle donc incertaine et structurante. L’issue de la présidentielle dépendra autant de l’adhésion au programme économique et social que de l’aptitude à résister aux campagnes de désinformation. Elle sera également indissociable des résultats parlementaires : un Congrès hostile ou divisé pourrait bloquer toute réforme majeure, tandis qu’une majorité cohérente pourrait accélérer les transformations promises. Cette complexité oblige les électeurs à juger non seulement des idées, mais aussi des alliances. Le 16 novembre 2025, le Chili choisira ainsi non seulement un président, mais une orientation historique.