HISTOIRE D UN JOUR - 28 NOVEMBRE 2000
Pays-Bas, le jour où la mort devint une affaire de loi

Le 28 novembre 2000, dans l’hémicycle sobre de la Tweede Kamer à La Haye, les députés néerlandais votent par 104 voix contre 40 en faveur d’un projet qui fait basculer la frontière entre la vie et la mort, entre la médecine et le droit pénal, entre la souveraineté de l’État et l’autonomie de l’individu. Ce jour-là, les Pays-Bas deviennent le premier pays au monde à légaliser l’euthanasie et l’assistance au suicide, ouvrant la voie à une régulation inédite de la fin de vie qui suscite à la fois admiration, inquiétude et polémique bien au-delà de leurs frontières.
Pour comprendre ce vote, il faut remonter plusieurs décennies en arrière, à une société néerlandaise travaillée en profondeur par la sécularisation, la montée de l’individualisme et la transformation du rapport à la souffrance. Depuis les années 1960, le pays connaît une recomposition rapide de ses piliers religieux et idéologiques, un affaiblissement des autorités traditionnelles et une valorisation croissante du libre choix, notamment dans les questions intimes. Dans le même temps, la médecine progresse, prolonge l’existence, permet de maintenir en vie des patients gravement atteints, au prix parfois d’une agonie jugée insupportable par les malades eux-mêmes et leurs familles. C’est dans cette tension entre prouesses techniques et quête de dignité que s’inscrit le débat sur l’euthanasie.
Dès 1973, l’affaire Postma, du nom d’une médecin ayant aidé sa mère à mourir, marque un tournant. Condamnée mais avec une peine symbolique, elle ouvre la voie à une série de décisions judiciaires qui, peu à peu, dessinent des conditions dans lesquelles un praticien ne serait plus systématiquement poursuivi s’il met fin à la vie d’un patient à sa demande. Dans les années 1980 et 1990, des directives professionnelles précisent ces exigences de prudence, tandis que les rapports officiels constatent que l’euthanasie se pratique déjà, souvent déclarée, parfois dissimulée, dans une zone grise où médecins et procureurs s’accommodent de compromis fragiles. La loi qui arrive devant le Parlement en 2000 ne surgit donc pas comme une rupture brutale, mais comme la formalisation juridique d’une pratique déjà tolérée sous conditions.
À La Haye, cette évolution prend la forme du projet de loi dit de révision des procédures de contrôle de l’interruption de la vie sur demande et de l’aide au suicide. Le texte ne proclame pas un droit abstrait à mourir, il n’inscrit pas l’euthanasie dans la panoplie ordinaire des soins, mais il crée une exception encadrée à l’interdiction de tuer et d’aider au suicide inscrite dans le code pénal. Au cœur du dispositif se trouve le médecin, autorisé à répondre à la demande d’un patient à condition de respecter une série de critères : la requête doit être volontaire, répétée et réfléchie ; la souffrance du malade, jugée insupportable et sans perspective d’amélioration ; toutes les alternatives raisonnables doivent avoir été explorées. Un second médecin indépendant doit être consulté et, après le décès, le cas doit être déclaré à une commission régionale de contrôle, composée d’un juriste, d’un médecin et d’un expert en éthique.
La séance du 28 novembre 2000 est le sommet d’un long processus politique. Le gouvernement de coalition dirigé par le social-démocrate Wim Kok, soutenu notamment par le Parti travailliste PvdA, les libéraux de gauche D66 et les libéraux du VVD, défend le texte au nom de la transparence, de la sécurité juridique et du respect de l’autonomie des patients. La ministre de la santé, Els Borst, médecin de formation, insiste sur l’idée qu’il vaut mieux encadrer et contrôler une pratique existante plutôt que de la laisser se dérouler dans l’ombre. En face, les démocrates-chrétiens du CDA, rejoints par les partis confessionnels minoritaires, dénoncent une transgression des valeurs fondamentales, l’abandon des plus vulnérables et le risque d’une pente glissante où les pressions familiales, économiques ou sociales pourraient s’inviter dans la décision de mourir.
À l’extérieur du Parlement, les passions ne sont pas moins vives. Des organisations de défense du droit de mourir dans la dignité voient dans le projet néerlandais l’aboutissement d’un combat de trente ans pour la liberté individuelle en fin de vie. Des associations religieuses, catholiques ou protestantes, mais aussi certains médecins et philosophes, manifestent au contraire leur inquiétude devant ce qu’ils perçoivent comme un basculement culturel, où la mort administrée deviendrait une solution ordinaire aux détresses humaines. Sur les places et dans les journaux, la société néerlandaise se regarde dans ce miroir de la fin de vie et se demande quel monde elle est en train de façonner.
Lorsque le vote intervient, le résultat ne fait plus guère de doute, mais il reste lourd de symbole. Avec 104 voix pour et 40 contre, la majorité est nette, mais elle ne gomme pas les fractures éthiques qui traversent le pays. Dans la soirée, les agences de presse du monde entier titrent sur le premier pays à légaliser l’euthanasie, les radios et les télévisions invitent juristes, médecins, théologiens et responsables politiques à commenter l’événement. Pour certains observateurs, les Pays-Bas apparaissent une fois de plus comme un laboratoire avant-gardiste des libertés individuelles, après la dépénalisation des drogues douces, la reconnaissance des couples homosexuels ou la libéralisation de la prostitution. Pour d’autres, ils viennent de franchir une ligne rouge qui menace de fragiliser le socle même de la protection de la vie.
La loi votée ce 28 novembre n’entre pourtant pas immédiatement en vigueur. Elle doit encore être examinée par la première chambre, le Sénat, qui l’adoptera au printemps 2001, avant une entrée en application fixée au 1er avril 2002. Entre-temps, les médecins continuent d’appliquer les directives existantes, mais avec la perspective d’un cadre légal plus précis. Les commissions de contrôle, prévues par le texte, se mettent en place ; elles auront pour tâche d’examiner chaque cas déclaré, de vérifier que les critères ont été respectés et, le cas échéant, de signaler au parquet les situations problématiques. Le processus traduit la volonté d’articuler de manière fine la confiance accordée au jugement clinique des praticiens et le contrôle collectif d’une pratique aussi grave.
Sur le plus long terme, le vote du 28 novembre 2000 marque un tournant bien au-delà des frontières néerlandaises. En Belgique, où la question de la fin de vie agite également le débat public, la loi néerlandaise sert de référence directe, tant pour ses partisans que pour ses adversaires, et débouche en 2002 sur une légalisation à son tour encadrée de l’euthanasie. Dans d’autres pays européens, le geste d’un petit royaume du nord relance les discussions sur les soins palliatifs, la sédation terminale, les directives anticipées et le rôle des familles, même là où toute légalisation semble politiquement impossible. Les Pays-Bas deviennent un point de comparaison incontournable, un cas d’école dans les rapports d’experts, les instances bioéthiques et les commissions parlementaires.
Les effets de la loi se mesurent aussi à l’intérieur même de la société néerlandaise. Année après année, les rapports des commissions de contrôle donnent une image chiffrée mais aussi qualitative des pratiques de fin de vie. Ils montrent une montée progressive du nombre de cas déclarés, qui reflète à la fois une meilleure transparence et une inscription plus assumée de l’euthanasie dans l’arsenal des solutions offertes aux patients en phase terminale. Dans le même temps, ces données nourrissent des controverses permanentes sur l’extension des indications, les demandes de personnes très âgées mais non atteintes de maladie incurable, ou encore les situations de souffrance psychique sévère. La question de savoir où placer la limite, comment protéger les plus vulnérables, reste régulièrement réouverte dans le débat néerlandais.
Pourtant, replacé dans la longue durée, le choix du 28 novembre 2000 apparaît moins comme un coup de tonnerre isolé que comme l’un des épisodes d’une transformation plus vaste du rapport des sociétés occidentales à la mort. Dans un pays marqué par la lutte contre la mer, par la construction patiente de digues et de polders, par l’art de négocier en permanence les frontières entre l’eau et la terre, la légalisation de l’euthanasie peut se lire comme une nouvelle forme de ce travail de régulation : une tentative de tracer une digue juridique et éthique entre la protection de la vie et la reconnaissance de la détresse humaine, entre le refus de l’acharnement thérapeutique et la peur d’abandonner certains à une pression silencieuse. Le Parlement néerlandais, en ce 28 novembre 2000, ne met pas fin au débat, il lui donne au contraire un cadre durable, destiné à être interrogé, ajusté, parfois contesté, au rythme des évolutions de la médecine, de la démographie et des sensibilités morales.
En faisant entrer l’euthanasie dans le langage de la loi, les députés néerlandais ont ainsi transformé un geste longtemps clandestin en acte public, soumis à procédure, à contrôle et à récit. Chaque dossier examiné par une commission, chaque rapport annuel, chaque témoignage de médecin ou de famille vient désormais s’inscrire dans cette histoire commencée bien avant 2000 et appelée à se poursuivre. Le vote du 28 novembre n’est qu’un moment, mais un moment charnière, où se cristallisent des décennies de débats sur la souffrance, la dignité et la responsabilité, et où se dessinent des questions que les sociétés qui l’observent de l’extérieur ne pourront indéfiniment éviter.