HISTOIRE D UN JOUR - 06 DECEMBRE 1986

Malik Oussekine, la jeunesse assassinée

Le 6 décembre 1986, dans la nuit du 5 au 6, Malik Oussekine, étudiant de vingt-deux ans, meurt sous les coups de policiers dans le hall d'un immeuble parisien. Cet événement marque un tournant décisif dans l'histoire des mouvements sociaux français et révèle la violence d'un système politique pris dans les tensions de la cohabitation. L'affaire Oussekine devient le symbole tragique d'une jeunesse victime de la brutalité policière, et transforme le paysage universitaire, social et politique de la France. Elle s'inscrit dans un moment particulier de la vie nationale où le pouvoir est partagé entre un président socialiste, François Mitterrand, et un gouvernement de droite dirigé par Jacques Chirac, dans une atmosphère de confrontation permanente qui trouve son écho dans la rue.

L'année 1986 s'ouvre sur une configuration politique inédite sous la Cinquième République. Après la victoire de la droite aux élections législatives de mars, François Mitterrand nomme Jacques Chirac à Matignon, inaugurant ainsi la première cohabitation de l'histoire institutionnelle française. Le contexte est tendu, car cette cohabitation ne résulte pas d'un choix mais d'une nécessité constitutionnelle. Chirac et son gouvernement incarnent une droite conquérante qui entend revenir sur les mesures sociales adoptées par la gauche depuis 1981. Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, et Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, mènent une politique de fermeté en matière d'ordre public et d'immigration. L'atmosphère politique est marquée par une volonté de reprise en main autoritaire, notamment sur les questions de sécurité intérieure. Le gouvernement défend des réformes qui suscitent rapidement l'opposition d'une partie de la société française, en particulier dans le milieu étudiant et lycéen. L'exécutif veut moderniser les universités, instaurer une sélection à l'entrée et libéraliser le fonctionnement des établissements, ce qui inquiète profondément la jeunesse scolarisée. Dans ce climat politique déjà électrique, le projet de loi porté par Alain Devaquet, ministre délégué à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, devient le catalyseur d'une mobilisation massive.

Le projet de loi Devaquet prévoit une transformation radicale du système universitaire français. Il s'agit d'introduire une sélection à l'entrée des universités en fonction des capacités d'accueil des établissements, des performances scolaires et des besoins du marché du travail. Le texte envisage également de donner plus d'autonomie aux universités, notamment en matière de fixation des droits d'inscription, ce qui soulève la crainte d'une marchandisation de l'enseignement supérieur. Pour les étudiants et les lycéens, cette réforme représente une menace directe contre le principe d'égalité d'accès à l'éducation, acquis historique des luttes sociales en France. Dès le mois de novembre, les universités parisiennes et provinciales se mettent en grève. Les assemblées générales se multiplient dans les facultés, et un mouvement de contestation spontané émerge, largement organisé par des coordinations étudiantes indépendantes des syndicats traditionnels. Le mouvement se caractérise par son caractère horizontal et démocratique, chaque établissement votant la poursuite ou non de la grève au jour le jour. Les manifestations prennent rapidement de l'ampleur. Le 27 novembre, près de quatre-vingt-douze mille étudiants défilent à Paris et environ trois cent mille en province. La jeunesse lycéenne rejoint massivement le mouvement, inquiète des projets de réforme du ministre de l'Éducation nationale René Monory. Les cortèges défilent pacifiquement, rythmés par des slogans réclamant le retrait du projet Devaquet. Le gouvernement refuse de céder et maintient sa détermination à faire passer la réforme. Cette intransigeance alimente la colère et renforce la mobilisation.

Le 4 décembre, une manifestation monstre rassemble plus de cinq cent mille personnes dans les rues de Paris. Le cortège traverse la capitale dans un climat festif, mais les tensions se cristallisent en fin de journée. Des affrontements éclatent entre les forces de l'ordre et des groupes de casseurs, notamment sur l'esplanade des Invalides. Des militants d'extrême droite du Groupe union défense ont également perturbé les rassemblements étudiants pendant la semaine, semant le trouble et alimentant une atmosphère de violence. Le gouvernement déploie massivement les forces de police pour maintenir l'ordre. Parmi ces forces figurent les pelotons de voltigeurs motoportés, des unités d'intervention créées au début des années 1980 et dissoutes en 1983, puis remises en service en 1986 par Robert Pandraud. Ces voltigeurs opèrent par binômes sur des motos tout-terrain, l'un conduisant, l'autre frappant avec une longue matraque de bois appelée bidule. Leur mission consiste à disperser les manifestants et à pourchasser les individus considérés comme casseurs. Ces unités sont connues pour leur brutalité et leur manque de contrôle sur le terrain. Leur présence dans les rues parisiennes ce soir-là crée un climat d'insécurité et de peur parmi les manifestants. Les forces de l'ordre chargent à plusieurs reprises, utilisant des grenades lacrymogènes et procédant à des interpellations violentes. Plusieurs étudiants sont blessés gravement, certains perdant un œil ou subissant des fractures du crâne. Le bilan de la journée est lourd, avec une cinquantaine de policiers blessés et plusieurs manifestants grièvement touchés.

C'est dans ce contexte de violence exacerbée que se déroule le drame de la nuit du 5 au 6 décembre. Malik Oussekine, né le 16 octobre 1964, est un jeune étudiant d'origine algérienne inscrit à l'École supérieure des professions immobilières. Il souffre d'une déficience rénale qui le contraint à des dialyses régulières, ce qui fragilise considérablement son état de santé. Ce soir-là, il ne participe pas aux manifestations. Il sort d'un concert de jazz dans le quartier Latin et rentre chez lui. Vers vingt-trois heures, alors qu'il se trouve rue Monsieur-le-Prince dans le sixième arrondissement, trois voltigeurs le prennent en chasse sans raison apparente. Les témoignages recueillis indiquent que Malik Oussekine fuit devant les policiers et trouve refuge dans le hall d'un immeuble au numéro vingt de la rue. Les voltigeurs le suivent à l'intérieur et le passent à tabac avec une violence extrême. Paul Bayzelon, fonctionnaire de la mairie de Paris présent sur les lieux, tente de s'interposer et reçoit lui aussi des coups de matraque. Il témoigne immédiatement à la télévision de la brutalité des policiers qui se sont acharnés sur le jeune homme couché au sol, frappant à coups de matraque et de pieds dans le ventre et dans le dos. Malik Oussekine crie qu'il n'a rien fait, mais les coups continuent. Lorsque les policiers repartent, ils laissent le jeune homme inanimé dans le hall de l'immeuble. Les secours arrivent rapidement et le transportent à l'hôpital Cochin, où il décède peu après des suites d'une crise cardiaque provoquée par les violences subies. Les médecins constatent de multiples traumatismes : hématomes au visage, fracture de la cloison nasale, abrasions et contusions multiples.

La nouvelle de la mort de Malik Oussekine se répand comme une onde de choc dans la nuit. Dès le lendemain matin, la France entière découvre l'ampleur du drame. Les réactions sont immédiates et unanimes dans leur condamnation. Le mouvement étudiant, jusqu'alors pacifique et festif, bascule dans la stupeur et la colère. Les organisations étudiantes et les syndicats appellent à la mobilisation et organisent des rassemblements de protestation. Les médias relaient massivement l'information, révélant les circonstances de la mort du jeune homme et mettant en cause la responsabilité des forces de l'ordre. Le gouvernement se trouve brutalement confronté à une crise politique majeure. Robert Pandraud tient des propos maladroits qui achèvent de le discréditer, déclarant que si lui-même avait un fils sous dialyse, il l'empêcherait d'aller faire le con la nuit, laissant entendre que Malik Oussekine serait responsable de son propre sort. Ces mots provoquent une indignation générale et renforcent la mobilisation contre le gouvernement. Le lundi 8 décembre, après plusieurs jours de tension extrême, Alain Devaquet présente sa démission et François Mitterrand annonce le retrait définitif du projet de loi. Cette décision est perçue comme une victoire du mouvement étudiant, mais elle ne dissipe pas la douleur et la colère causées par la mort de Malik Oussekine. Les étudiants réclament justice et la dissolution des pelotons de voltigeurs. Le mercredi 10 décembre, une marche silencieuse réunit plus de cinq cent mille personnes dans les rues de Paris. Le cortège défile dans un silence impressionnant, symbolisant le deuil collectif d'une génération marquée par la violence d'État. François Mitterrand se rend auprès de la famille Oussekine pour présenter ses condoléances, geste symbolique fort qui reconnaît implicitement la responsabilité de l'appareil d'État dans ce drame.

La mort de Malik Oussekine provoque une rupture profonde dans la perception des violences policières en France. Pour la première fois depuis longtemps, un jeune homme meurt directement des coups de policiers lors d'un mouvement social d'ampleur nationale, et l'affaire est largement médiatisée. Les témoignages des témoins oculaires, relayés par la presse et la télévision, empêchent toute tentative de dissimulation ou de minimisation des faits. La famille Oussekine, soutenue par l'avocat Georges Kiejman, engage une bataille judiciaire pour obtenir justice. Une enquête est ouverte dès le lendemain de la mort, et deux policiers, le brigadier-chef Jean Schmitt et le gardien Christophe Garcia, sont mis en examen. Le troisième voltigeur présent sur les lieux n'est pas poursuivi, malgré les témoignages indiquant sa participation à la scène. Les deux accusés comparaissent devant la cour d'assises de Paris en janvier 1990. Leur défense tente de minimiser leur responsabilité en invoquant la confusion de la situation et l'état de santé fragile de Malik Oussekine. Le procès dure plusieurs jours et révèle les dysfonctionnements graves des unités de voltigeurs, leur manque de formation et l'absence de contrôle hiérarchique sur leurs actions. Le 27 janvier 1990, les deux policiers sont reconnus coupables de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Ils sont condamnés respectivement à cinq ans et deux ans de prison avec sursis. Ce verdict, jugé beaucoup trop clément par les proches de la victime et les associations de défense des droits de l'homme, provoque de nouvelles manifestations de colère et de déception. Il illustre la difficulté persistante en France de condamner sévèrement les violences policières, même lorsqu'elles entraînent la mort. L'affaire Oussekine devient ainsi le symbole d'une impunité policière largement contestée.

Au-delà du procès, les conséquences politiques et sociales de la mort de Malik Oussekine sont considérables. Les pelotons de voltigeurs motoportés sont définitivement dissous quelques jours après le drame, ne réapparaissant sous une forme similaire qu'en 2019 avec les Brigades de répression de l'action violente motorisées lors des manifestations des gilets jaunes. Cette dissolution marque une prise de conscience, au moins temporaire, de la dangerosité de ces unités et de leur caractère contre-productif dans le maintien de l'ordre. Le mouvement étudiant de 1986 reste gravé dans la mémoire collective comme un moment de mobilisation massive, pacifique et victorieuse, mais aussi comme un moment de rupture tragique entre la jeunesse et les institutions. La figure de Malik Oussekine devient emblématique des luttes contre les violences policières et le racisme. Son visage, largement diffusé par les médias, incarne la victime innocente d'une répression aveugle. Pour une génération d'étudiants et de militants, la mort de Malik Oussekine constitue un traumatisme fondateur qui nourrit l'engagement politique et social. Elle contribue également à l'émergence d'une conscience antiraciste plus forte en France, dans un contexte où les violences policières touchent de manière disproportionnée les jeunes issus de l'immigration. Le combat mené par la famille Oussekine pour obtenir justice inspire d'autres familles de victimes de violences policières, qui s'organisent et réclament des comptes à l'État. L'affaire ouvre ainsi une brèche dans le mur d'impunité qui protège traditionnellement les forces de l'ordre en France.

L'héritage de Malik Oussekine traverse les décennies et résonne encore aujourd'hui dans les débats sur les violences policières, la répression des mouvements sociaux et les discriminations raciales. Son nom est régulièrement invoqué lors de mobilisations contre les abus des forces de l'ordre, et sa mémoire est honorée par des plaques commémoratives, des œuvres artistiques et des productions culturelles. En 2022, le réalisateur Rachid Bouchareb consacre un film à l'affaire Oussekine, intitulé Les Frangins, qui retrace les événements de décembre 1986 et leur impact sur la famille du jeune homme. Une série télévisée, diffusée sur France 2, revient également sur ce drame et sur la bataille judiciaire menée par les proches de Malik. Ces productions témoignent de la persistance de cette mémoire et de la nécessité de transmettre aux nouvelles générations l'histoire de cette violence d'État. L'affaire Oussekine interroge également la responsabilité politique des dirigeants dans les violences policières. Le gouvernement de Jacques Chirac, et en particulier les ministres Charles Pasqua et Robert Pandraud, sont directement mis en cause pour avoir remis en service les voltigeurs et pour avoir laissé opérer ces unités sans contrôle suffisant. Le cynisme affiché par certains responsables politiques après le drame révèle une forme de mépris à l'égard des victimes et de leurs familles, alimentant un sentiment de défiance durable entre une partie de la population et les institutions.

L'affaire Malik Oussekine révèle également les failles du système judiciaire français face aux violences policières. La condamnation symbolique des deux policiers impliqués, sans peine de prison ferme, illustre la difficulté de poursuivre et de sanctionner les agents de l'État responsables de violences graves. Cette clémence judiciaire alimente un sentiment d'injustice profond parmi les victimes et leurs proches, et contribue à la perpétuation d'un climat d'impunité. Les avocats de la famille Oussekine dénoncent un système judiciaire à deux vitesses, où les auteurs de violences en uniforme bénéficient d'une indulgence que n'obtiennent pas les autres justiciables. Cette question de l'impunité policière reste aujourd'hui au cœur des débats sur la réforme de la justice et sur la nécessité de créer des mécanismes indépendants de contrôle des forces de l'ordre. L'affaire Oussekine a également contribué à une prise de conscience collective sur les dangers d'une répression excessive des mouvements sociaux. Les manifestations étudiantes de 1986, largement pacifiques et festives, ont basculé dans la violence en raison d'une stratégie policière agressive et désorganisée. Cette expérience a nourri les réflexions sur les modalités du maintien de l'ordre en démocratie et sur les limites de l'usage de la force contre les manifestants. Les années suivantes voient émerger des débats récurrents sur la formation des policiers, sur les règles d'engagement lors des manifestations et sur la nécessité de privilégier la désescalade plutôt que la confrontation.

La dimension symbolique de la mort de Malik Oussekine dépasse largement le cadre français et résonne dans l'ensemble des démocraties occidentales confrontées aux questions de violence policière et de discrimination. Elle s'inscrit dans une longue histoire de luttes pour les droits civiques et pour l'égalité de traitement devant la loi, indépendamment de l'origine sociale ou ethnique. Le jeune homme, qui n'était pas un militant actif et qui ne participait même pas à la manifestation ce soir-là, incarne la figure de la victime innocente, frappée au hasard d'une rue par une violence aveugle. Cette dimension aléatoire et arbitraire de sa mort renforce le sentiment d'injustice et fait de lui un symbole universel de la fragilité des individus face à la brutalité institutionnelle. La mémoire de Malik Oussekine interroge également la place des jeunes issus de l'immigration dans la société française. Son origine algérienne, bien que rarement mentionnée explicitement dans les discours officiels, joue un rôle implicite dans la manière dont il a été ciblé par les voltigeurs. Le mobile raciste, même s'il n'a pas été reconnu par la justice, constitue une dimension sous-jacente de l'affaire, que plusieurs observateurs et militants ont dénoncée. Cette question du racisme institutionnel et de la discrimination dans les pratiques policières reste aujourd'hui largement débattue, notamment à travers les contrôles au faciès et les violences disproportionnées subies par les jeunes des quartiers populaires.

L'affaire Oussekine marque ainsi un tournant dans l'histoire des mouvements sociaux en France. Elle impose durablement dans l'espace public la question des violences policières et de leur contrôle démocratique. Elle contribue également à forger une conscience générationnelle chez les jeunes des années 1980, qui voient dans la mort de Malik Oussekine le symbole d'une violence d'État qu'ils refusent d'accepter. Cette mémoire collective nourrit les mobilisations ultérieures, qu'il s'agisse des luttes antiracistes, des mouvements contre les réformes universitaires ou des manifestations pour la justice sociale. Le nom de Malik Oussekine reste associé à l'idée d'un combat inachevé pour la justice, l'égalité et le respect des droits fondamentaux. Son souvenir rappelle que la démocratie exige une vigilance constante face aux abus de pouvoir et que la défense des libertés publiques nécessite un engagement citoyen sans relâche. L'héritage de cette nuit tragique de décembre 1986 traverse ainsi les décennies, porté par les familles de victimes, les associations de défense des droits de l'homme et tous ceux qui refusent l'impunité des violences d'État. L'affaire Oussekine demeure une référence incontournable dans les débats contemporains sur la police, la justice et la société, témoignant de la persistance des questions qu'elle a soulevées et de l'urgence des réponses qu'elle continue d'appeler.