CHYPRE - ANNIVERSAIRE

Nikos Christodoulides, l'homme qui a défié les baronnies de Nicosie

Né le 6 décembre 1973 à Geroskípou, dans la périphérie de Paphos, Nikos Christodoulides est un homme de son temps et de son île, un pur produit de la République de Chypre post-indépendance. Il fête aujourd'hui ses 52 ans.

Il est en effet le premier dirigeant de l’État à n’avoir pas connu, dans sa chair et sa conscience d’adulte, la tutelle britannique. Son parcours est celui d’une génération qui, tout en étant profondément enracinée dans l’hellénisme et la culture chypriote, s’est construite le regard tourné vers l’Europe et le monde. Son enfance et son adolescence se déroulent dans une île meurtrie, coupée en deux depuis l’invasion turque de 1974, une réalité qui marquera de manière indélébile sa vision du monde et son engagement futur. Après avoir obtenu son diplôme de l’Archevêché Makarios III de Paphos en 1991, il s'engage dans la voie classique des élites de son pays, celle des études supérieures à l'étranger, creuset de la pensée et des réseaux qui façonneront sa carrière. Il part pour les États-Unis, au Queens College de New York, où il s'immerge dans les sciences politiques, l'économie et les études byzantines et grecques modernes. Ce grand écart intellectuel, entre la realpolitik anglo-saxonne et la profondeur historique du monde hellénique, constitue la matrice de sa future action. Il ne s'arrête pas là, poursuivant une formation exigeante qui le mène des universités de New York à celles de Malte et d'Athènes, où il obtiendra un doctorat en sciences politiques et administration publique. Cette longue phase d'accumulation de savoirs académiques, loin d'être une simple parenthèse, forge les outils d'analyse qu'il déploiera plus tard sur la scène diplomatique et politique. Il se dote d'une grille de lecture complexe des enjeux internationaux, combinant la rigueur du chercheur à une sensibilité culturelle et historique aiguisée. Cette double compétence, à la fois technique et humaniste, deviendra sa marque de fabrique. Entre 2007 et 2010, il revient même à ses premières amours intellectuelles en devenant chargé de cours et chercheur au département d'histoire et d'archéologie de l'Université de Chypre, signe d'un attachement constant à la transmission et à la réflexion de fond, loin de l'agitation du pouvoir.

C'est en 1999 que Nikos Christodoulides franchit le Rubicon, entrant de plain-pied dans la carrière diplomatique. Il ne s'agit pas d'une vocation tardive, mais de l'aboutissement logique de son parcours académique. Le service extérieur chypriote, en pleine phase de structuration et de professionnalisation à l'aube de l'adhésion à l'Union européenne, lui offre un terrain d'action à la mesure de ses ambitions et de ses compétences. Ses premières affectations le projettent au cœur des capitales qui comptent pour Nicosie. Il est d'abord nommé consul général à Londres, poste d'observation privilégié sur l'ancienne puissance coloniale, puis chef de mission adjoint à l'ambassade de Chypre à Athènes, centre névralgique de l'hellénisme où se jouent une partie des destinées de l'île. Enfin, il rejoint la représentation permanente de Chypre auprès de l'Union européenne à Bruxelles, au moment même où l'île intègre la grande famille européenne. Ces années de formation sur le terrain sont décisives. Il y apprend les arcanes de la négociation, l'art du compromis sans reniement, et la complexité des rapports de force sur la scène internationale. Il se tisse un réseau dense et durable, tant à Bruxelles que dans les différentes capitales européennes, un capital relationnel qui s'avérera précieux pour la suite de sa carrière. Il observe de l'intérieur les mécanismes de la machine européenne et comprend que l'avenir de Chypre, et notamment la résolution de sa division, passe par une implication plus forte et plus stratégique de l'Union. Son ascension au sein de l'appareil d'État se confirme en 2013, lorsqu'il est appelé par le président fraîchement élu, Nicos Anastasiades, pour diriger son bureau diplomatique. Ce poste, à la charnière de l'administration et du politique, le place au cœur du réacteur présidentiel. Il n'est plus un simple exécutant, mais un conseiller écouté, un "sherpa" qui prépare les sommets et murmure à l'oreille du prince.

L'année suivante, en 2014, marque un tournant majeur. Nikos Christodoulides sort de l'ombre des chancelleries pour entrer dans la lumière, souvent crue, de l'arène médiatique. Il est nommé porte-parole du gouvernement. Ce poste, éminemment politique, le contraint à défendre l'action de l'exécutif au quotidien, à affronter les critiques de l'opposition et à expliquer à l'opinion publique des décisions parfois impopulaires. Il y parfait son art de la communication, développant un style à la fois direct, posé et didactique. Charismatique, brillant orateur, il devient un visage familier et apprécié des Chypriotes. Il est en première ligne sur tous les fronts : la gestion de la sortie de la crise économique qui a durement frappé l'île, les négociations intermittentes et souvent infructueuses pour la réunification, et les tensions croissantes en Méditerranée orientale autour des ressources gazières. Durant ces quatre années, il s'impose comme l'un des piliers du gouvernement Anastasiades, un homme de confiance loyal et efficace. Cette fidélité est récompensée en 2018 par une promotion au prestigieux poste de ministre des Affaires étrangères. Il prend alors les rênes d'une diplomatie qu'il connaît sur le bout des doigts, mais avec une nouvelle latitude politique. Sa nomination est perçue comme le signe d'une ligne plus ferme sur la question chypriote. Il se fait le défenseur d'une reprise des pourparlers, mais à condition que le cadre de négociation évolue et que l'implication de l'Union européenne soit renforcée, notamment pour faire pression sur la Turquie. Il multiplie les alliances régionales, renforçant les axes trilatéraux avec la Grèce, Israël et l'Égypte, pour créer un contrepoids à l'influence turque en Méditerranée orientale. Son mandat est cependant assombri par le scandale des "passeports dorés", ce programme controversé qui a permis à de riches investisseurs, parfois douteux, d'obtenir la nationalité chypriote et, par extension, européenne. Bien qu'il n'ait pas été personnellement mis en cause, sa participation à un gouvernement dont l'image a été ternie par ces affaires de corruption laissera une trace et deviendra un angle d'attaque pour ses adversaires.

Le véritable coup de théâtre, celui qui révèle la nature profonde de l'animal politique qu'est devenu Nikos Christodoulides, survient en janvier 2022. Alors que la fin du second mandat de Nicos Anastasiades approche, la question de sa succession agite le grand parti de la droite chypriote, le Rassemblement démocratique (DISY). Contre toute attente, et surtout contre la ligne officielle de son parti qui s'est rangée derrière son président, Averof Neofytou, Christodoulides annonce sa démission du gouvernement pour préparer sa propre candidature à l'élection présidentielle. C'est un acte de rupture, une déclaration de guerre à sa propre famille politique. Il fait le pari audacieux qu'il peut l'emporter sans, et même contre, l'appareil du parti qui l'a nourri. Cette décision provoque un séisme au sein de DISY, qui l'exclut promptement de ses rangs. Loin de l'isoler, cette mise au ban devient le socle de sa nouvelle stratégie. Il se présente comme un candidat "indépendant", au-dessus des clivages partisans, capable de rassembler au-delà des étiquettes. Sa campagne, lancée très en amont de ses concurrents, est une entreprise de séduction méthodique de l'électorat du centre et de la droite nationaliste. Il obtient le soutien de formations charnières comme le Parti démocratique (DIKO), le Mouvement pour la social-démocratie (EDEK) et l'Alignement démocratique (DIPA). Ces partis, souvent plus intransigeants que DISY sur la question nationale, voient en lui un rempart contre une solution de réunification qu'ils jugent trop conciliante. Christodoulides réussit ainsi un tour de force politique : fracturer le bloc de droite pour en recomposer une nouvelle majorité autour de sa personne. Il incarne une forme de gaullisme chypriote, un appel au rassemblement national qui transcende les appareils. Son image d'homme neuf, malgré ses années au pouvoir, son charisme et son discours axé sur l'unité et la fermeté font mouche auprès d'une partie de l'électorat lassée des jeux politiques traditionnels. Il bénéficie également du soutien discret mais puissant de l'Église orthodoxe, acteur social et politique incontournable sur l'île.

La campagne présidentielle de 2023 se cristallise autour de trois thèmes majeurs qui préoccupent les Chypriotes : l'inflation et le coût de la vie, la gestion de l'immigration clandestine perçue comme une menace, et l'éternelle question de la partition de l'île. Le premier tour, le 5 février, confirme la justesse de son pari stratégique. Avec 32,04% des voix, il arrive en tête, devançant de peu le candidat de la gauche, Andreas Mavroyiannis (soutenu par le parti AKEL), et surtout, il élimine le candidat officiel de son ancien parti, Averof Neofytou. La droite traditionnelle est défaite, humiliée par son propre enfant terrible. Le second tour, une semaine plus tard, le 12 février, s'annonce comme un duel serré et indécis. Il oppose deux visions de Chypre : celle de Christodoulides, conservatrice et nationaliste, soutenue par les forces du centre-droit, et celle de Mavroyiannis, plus progressiste et soutenue par la gauche. Au soir du scrutin, Nikos Christodoulides l'emporte avec 51,97% des suffrages. Sa victoire, bien que nette, révèle un pays profondément divisé. Il devient, à 49 ans, le huitième président de la République de Chypre, et l'un des plus jeunes de son histoire. Son investiture, le 28 février 2023, ouvre un nouveau chapitre pour le pays. Il hérite d'une situation complexe. L'économie, bien que stabilisée après la crise, reste vulnérable aux chocs externes, et l'inflation pèse sur le pouvoir d'achat des ménages. Il doit également répondre aux attentes de son électorat sur le front de l'immigration, un sujet qui alimente les tensions sociales. Mais le défi le plus immense reste celui qui a défini l'histoire de l'île depuis un demi-siècle : la réunification. Considéré comme un "dur" sur le sujet, il a promis de relancer les pourparlers, mais en posant ses conditions et en exigeant un rôle plus actif de l'Union européenne. Il doit désormais traduire cette rhétorique en action diplomatique, sans pour autant s'aliéner les partenaires internationaux ni les Chypriotes-turcs. Enfin, il est attendu au tournant sur la question de la corruption. En promettant une "tolérance zéro", il doit convaincre qu'il est capable de rompre avec les pratiques d'un système dont il a longtemps été un rouage essentiel. Son parcours fulgurant, de diplomate appliqué à président rebelle, illustre les transformations profondes de la société et du système politique chypriotes, entre désir de renouvellement et permanence des réflexes nationalistes.