KIRGHIZISTAN - ANNIVERSAIRE

Sadyr Japarov, de l’exil à la cime

Sadyr Nourgojoevitch Japarov vit le jour le 6 décembre 1968 à Kensuu, un modeste village niché dans les replis de la région d'Issyk-Koul, au cœur de ce qui était alors la République socialiste soviétique kirghize. Il fête aujourd'hui ses 57 ans.

Son existence, avant de devenir un destin national, s'ancre dans cette terre de montagnes et de steppes, à la périphérie d'un empire soviétique finissant. L'histoire de cet homme est indissociable de celle de son pays, une nation jeune et tourmentée, en quête perpétuelle de stabilité depuis l'effondrement du grand voisin russe. Son parcours, fait de ruptures brutales, d'ascensions fulgurantes et de chutes profondes, illustre avec une acuité particulière les forces tectoniques qui façonnent l'Asie centrale contemporaine : le nationalisme post-soviétique, la lutte pour le contrôle des ressources naturelles et l'oscillation constante entre un ordre démocratique balbutiant et la tentation d'un pouvoir fort, vertical et autoritaire. Son enfance se déroule dans le moule de l'Homo sovieticus finissant, une éducation marquée par les structures collectives et une discipline héritée d'un système qui vivait ses dernières heures. Il accomplit son service militaire entre 1987 et 1989, servant dans une division des télécommunications à Novossibirsk, en Sibérie, une expérience commune à des millions de jeunes Soviétiques, qui forgeait les corps et les esprits tout en élargissant l'horizon au-delà du village natal. À son retour, il intègre l'Institut d'État de la Culture Physique de la capitale, alors nommée Frounze, dont il sort diplômé en 1991, l'année même où l'Union soviétique se disloque et où le Kirghizistan accède à une indépendance qu'il n'avait pas véritablement préparée. Cette formation de sportif, loin de le destiner à une carrière d'athlète, lui ouvre les portes d'une première forme de notabilité locale dans le monde rural qui était encore le sien. De 1986 à 1995, avec l'interruption de son service militaire, il travaille au sein du kolkhoze "Santash", gravissant les échelons dans une économie agricole en pleine mutation, passant d'une gestion collective à une privatisation souvent chaotique. C'est dans ce contexte de transition économique qu'il fait ses premières armes, non pas en politique, mais dans les affaires. Le démantèlement de l'économie planifiée ouvre des opportunités pour les plus audacieux. Japarov se lance dans le secteur pétrolier, dirigeant successivement deux petites sociétés entre 2000 et 2005. Ce passage par le secteur privé naissant lui permet d'accumuler un capital économique et un réseau, ressources indispensables pour qui ambitionne d'entrer dans l'arène politique kirghize.

L'année 2005 marque un tournant. La "Révolution des Tulipes", un soulèvement populaire qui chasse du pouvoir le premier président post-indépendance, Askar Akaïev, ouvre une brèche dans un système politique sclérosé. Comme beaucoup d'autres, Sadyr Japarov profite de cette reconfiguration du pouvoir pour se faire élire député au Conseil suprême, le Parlement national. Il est alors perçu comme un partisan du nouveau président, Kourmanbek Bakiev, et son ascension semble suivre un cheminement classique pour un homme politique de sa génération. Il occupe diverses fonctions, notamment au sein de commissions parlementaires, et devient conseiller du président entre 2007 et 2009. C'est à cette période qu'il prend la tête de l'Agence nationale pour la prévention de la corruption. Ce poste, hautement symbolique dans un État miné par les prébendes et le clientélisme, lui offre une tribune nationale. Il tente de donner corps à sa fonction en animant une émission de télévision où il dénonce, parfois caméra cachée à l'appui, des cas de malversations. L'initiative est de courte durée, mais elle contribue à forger son image publique : celle d'un homme intransigeant, défenseur de l'intégrité de l'État face aux prédateurs. La seconde révolution kirghize, en avril 2010, qui renverse à son tour le président Bakiev, accusé de corruption et d'autoritarisme, rebat une nouvelle fois les cartes. Japarov, bien qu'associé au régime déchu, parvient à naviguer dans ces eaux troubles. Il est réélu député en octobre 2010 sous la bannière d'Ata-Jourt, un parti nationaliste qui remporte étonnamment le scrutin. C'est à ce moment que sa carrière politique prend une orientation décisive. Président de la commission des affaires judiciaires et juridiques, il se fait le champion d'une cause qui va devenir son principal cheval de bataille : la nationalisation de la mine d'or de Koumtor. Ce gisement, exploité par une compagnie canadienne, est le joyau économique du pays, mais aussi le symbole, aux yeux d'une large partie de l'opinion publique, d'un pillage des ressources nationales au profit d'intérêts étrangers et d'élites locales corrompues. En se faisant l'écho de cette frustration populaire, Japarov capte un puissant courant nationaliste et populiste. Il devient "l'expert du conflit de l'or". En octobre 2012, il mène avec d'autres figures nationalistes une manifestation à Bichkek pour exiger la reprise en main de la mine par l'État. Le rassemblement dégénère lorsque des manifestants tentent de prendre d'assaut le Palais Blanc, siège de la présidence et du Parlement. L'action est perçue comme une tentative de coup d'État. La répression s'abat sur les meneurs. Pour échapper aux poursuites judiciaires, notamment une accusation d'enlèvement d'un gouverneur régional lors d'une précédente manifestation, Sadyr Japarov choisit l'exil en 2013. Pendant quatre ans, il vit loin de son pays, entre la Turquie, Chypre et la Russie, sans jamais renoncer à son ambition politique. Son retour en 2017 est un acte de défi. Il est immédiatement arrêté à la frontière, jugé et condamné à onze ans et demi de prison. Pour beaucoup, sa carrière semble définitivement brisée. Il n'est plus qu'un prisonnier politique parmi d'autres, une figure du passé dont l'heure de gloire est révolue.

Pourtant, c'est de sa cellule que Sadyr Japarov va préparer le plus spectaculaire des retours. L'histoire connaît de ces retournements de fortune qui défient la logique politique. En octobre 2020, le Kirghizistan est secoué par une nouvelle crise politique. Les résultats contestés des élections législatives jettent des milliers de manifestants dans les rues de Bichkek. Le pouvoir vacille. Dans la confusion, des protestataires forcent les portes de la prison où est détenu Japarov et le libèrent. En quelques heures, l'homme qui était un proscrit devient le centre de toutes les attentions. Porté par une foule galvanisée qui voit en lui l'homme providentiel capable de restaurer l'ordre et la justice, il est propulsé sur le devant de la scène. Les événements se précipitent à une vitesse sidérante. Le 6 octobre, il est nommé Premier ministre par un Parlement agissant sous la pression de la rue. Le 15 octobre, le président en exercice, Sooronbaï Jeenbekov, dépassé par la situation, annonce sa démission. En vertu de la Constitution, le président du Parlement aurait dû assurer l'intérim, mais il se récuse. La voie est libre pour Sadyr Japarov, qui cumule alors les fonctions de chef du gouvernement et de chef de l'État par intérim. En moins de dix jours, il est passé de la prison au sommet du pouvoir. Pour légitimer cette prise de pouvoir aux allures de coup de force, il démissionne de ses fonctions en novembre afin de se présenter à l'élection présidentielle anticipée de janvier 2021. La campagne est une formalité. Bénéficiant d'une immense popularité et d'une aura de martyr et de héros national, il est élu avec une écrasante majorité, obtenant près de 80% des voix. Une fois installé à la présidence, son premier chantier est institutionnel. Il considère que le régime parlementaire, en place depuis 2010, est la cause de l'instabilité chronique du pays. Par un référendum organisé en avril 2021, il fait approuver une nouvelle Constitution qui instaure un régime présidentiel fort, où l'essentiel du pouvoir exécutif est concentré entre les mains du chef de l'État, au détriment du Parlement. Cette consolidation du pouvoir s'accompagne d'un durcissement progressif du régime. Les voix critiques, qu'elles émanent des médias, des organisations non gouvernementales ou de l'opposition politique, sont de plus en plus réprimées. Le Kirghizistan, longtemps considéré comme un "îlot de démocratie" en Asie centrale, semble glisser vers un modèle autoritaire plus conforme à celui de ses voisins. L'ascension de Sadyr Japarov est donc bien plus que la trajectoire d'un individu. Elle est le symptôme des dilemmes d'une nation prise en étau entre ses aspirations démocratiques et son besoin de stabilité, entre la volonté de contrôler sa souveraineté économique et les réalités d'un monde globalisé. Parti des montagnes d'Issyk-Koul, cet homme incarne aujourd'hui le visage d'un pouvoir qui, pour mettre fin au désordre, a choisi la voie de l'autorité, laissant en suspens la question de l'avenir de la liberté au Kirghizistan.