HISTOIRE D UN JOUR - 07 DECEMBRE 1941

Le Pacifique, un destin de feu

Le 7 décembre 1941, l’Histoire bascule dans le bruit et la fureur. En ce dimanche qui s’annonçait paisible, sur l’archipel d’Hawaï, le temps des structures profondes, des tensions économiques et des ambitions géopolitiques qui couvaient depuis une décennie, se cristallise en un événement d’une brutalité inouïe. L’attaque de la base navale américaine de Pearl Harbor par les forces de l’Empire du Japon n’est pas un simple coup de tonnerre dans un ciel serein ; elle est l’aboutissement logique, presque inéluctable, d’une longue dérive des continents politiques. Ce jour-là, un géant endormi fut réveillé, et le conflit qui ravageait déjà l’Europe et l’Asie devint véritablement mondial, scellant le sort de millions d’hommes et redessinant pour un demi-siècle la carte du pouvoir planétaire. Pour comprendre ce déchaînement de violence, il faut remonter le cours du temps, écouter le grondement sourd des forces qui, bien avant que les premières bombes ne tombent, poussaient inexorablement deux mondes l’un contre l’autre, au cœur de cet immense océan Pacifique, devenu l’arène de destins contraires.

Le Japon des années 1930 est une nation en pleine mutation, prise entre une modernité industrielle fulgurante et des structures sociales et politiques encore imprégnées d’une tradition impériale et militaire. Archipel aux ressources naturelles quasi inexistantes, il dépend entièrement du commerce extérieur pour son acier, son caoutchouc et surtout, son pétrole. Cette vulnérabilité structurelle est le moteur d’une ambition démesurée : la création d’une sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, visant à chasser les puissances coloniales occidentales et à placer les richesses de l’Asie du Sud-Est sous la coupe de Tokyo. L’invasion de la Mandchourie en 1931, puis la guerre à grande échelle contre la Chine à partir de 1937, sont les premières étapes de ce projet expansionniste. Face à cette agression, les États-Unis, bien que retranchés dans une politique isolationniste, ne peuvent rester indifférents. L’Amérique de Franklin D. Roosevelt, elle-même puissance pacifique, voit d’un mauvais œil cette remise en cause de l’équilibre des forces en Asie. La diplomatie se fait plus ferme, mais ce sont les leviers économiques qui vont mettre le feu aux poudres. Durant l’année 1941, Washington resserre l’étau. En juillet, en réponse à l’invasion de l’Indochine française par les troupes nippones, les États-Unis gèlent les avoirs japonais et décrètent un embargo total sur les exportations de pétrole. Pour le Japon, dont plus de 80% de l’approvisionnement pétrolier provient des États-Unis, c’est une condamnation à mort économique et militaire. Ses réserves ne lui laissent qu’une autonomie de quelques mois. Le gouvernement de Tokyo se retrouve face à un choix terrible : céder aux exigences américaines et renoncer à ses ambitions, ou frapper un grand coup pour s’emparer par la force des ressources dont il a besoin, notamment les riches champs pétrolifères des Indes orientales néerlandaises. Les pourparlers diplomatiques qui se poursuivent à Washington jusqu’aux derniers instants ne sont plus qu’un simulacre. Au sein du pouvoir japonais, les militaires ont pris le pas sur les civils. La décision est prise : la guerre est la seule issue.

Pour s’assurer le contrôle des mers et neutraliser la seule force capable de s’opposer à son expansion dans le Pacifique, la flotte américaine, l’état-major impérial conçoit un plan d’audace, porté par l’amiral Yamamoto. Il ne s’agit pas seulement de vaincre l’ennemi, mais de le frapper au cœur, de briser sa volonté de combattre en un coup dévastateur. L’objectif : Pearl Harbor, le sanctuaire de la flotte américaine du Pacifique. L’opération est complexe. Une force aéronavale considérable, composée de six porte-avions et de plus de 400 avions, doit traverser en secret près de 6 000 kilomètres d’océan. Les aviateurs s’entraînent des mois durant, développant même des torpilles spéciales capables d’être larguées dans les eaux peu profondes de la rade. À l’aube du 7 décembre, la force d’attaque japonaise est en position, au nord d’Oahu. À 7h55, heure locale, la première vague de 183 appareils fond sur la base. La surprise est totale. Les marins américains, pour beaucoup, se préparent à la messe dominicale. Les avions, parqués aile contre aile sur les aérodromes pour prévenir le sabotage, offrent des cibles parfaites. En quelques minutes, le port se transforme en un enfer de flammes, de fumée noire et d’explosions. Les bombardiers et les torpilleurs se concentrent sur les cuirassés, ancrés là comme des proies vulnérables. L’USS Arizona explose, l’Oklahoma chavire, piégeant des centaines de marins dans sa coque retournée. Une seconde vague d’assaut, une heure plus tard, achève le travail de destruction. Le chaos est indescriptible. En moins de deux heures, le bilan est effroyable : des milliers de morts, huit cuirassés coulés ou gravement endommagés, des centaines d’avions détruits. Côté japonais, les pertes sont ténues. Tactiquement, l’opération est un succès foudroyant. Mais stratégiquement, elle se révèle une erreur monumentale. Les trois porte-avions américains du Pacifique, absents ce jour-là, échappent au désastre. De plus, les infrastructures vitales, comme les réservoirs de carburant et les ateliers de réparation, sont épargnées. Leur survie permettra à la marine américaine de se relever beaucoup plus vite que prévu.

Le choc de l’attaque bouleverse l’Amérique entière. L’onde de choc efface les dernières réticences isolationnistes. L’Amérique, qui se pensait à l’abri derrière ses océans, découvre sa vulnérabilité avec une horreur et une colère immenses. Le lendemain, le président Roosevelt s’adresse au Congrès et à la nation. Il qualifie le 7 décembre de “date qui restera à jamais marquée d’infamie” et demande la déclaration de guerre au Japon. Le vote est massif. L’opinion publique, naguère partagée, devient unie dans le désir de vengeance et la détermination à vaincre. L’attaque de Pearl Harbor, conçue pour démoraliser l’Amérique, produit l’effet inverse : elle réveille un géant industriel et militaire doté maintenant d’une résolution sans faille. Quelques jours plus tard, l’Allemagne et l’Italie, alliées du Japon, déclarent à leur tour la guerre aux États-Unis, achevant de mondialiser le conflit. L’entrée en guerre des États-Unis change radicalement l’équilibre des forces. Leur puissance industrielle, capable de produire une multitude de navires, d’avions et de chars, va submerger peu à peu les puissances de l’Axe. Au cours des six premiers mois, le Japon poursuit sa série de victoires dans le Pacifique, mais l’avantage bascule dès juin 1942, lors de la bataille de Midway, où la marine japonaise perd des porte-avions irremplaçables. La guerre devient une longue et sanglante reconquête, un engrenage d’usure que le Japon ne peut gagner. L’attaque de Pearl Harbor marque le commencement de la fin pour l’empire du Soleil-Levant. Elle déclenche une réaction en chaîne qui conduit quelques années plus tard aux bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, puis à la capitulation inconditionnelle du Japon en septembre 1945.

Cet événement ponctuel et spectaculaire fut bien plus qu’une bataille. Il fut le point de rupture où des décennies de tensions économiques, de rivalités impériales et de choix stratégiques convergèrent pour précipiter le monde dans une nouvelle ère, celle de l’hégémonie américaine, de la puissance nucléaire et du bouleversement des équilibres mondiaux. Les séquelles de cette journée hantent jusqu’à nos jours la mémoire des peuples, rappelant que l’accumulation des frustrations et des calculs stratégiques peut, en un matin, replonger l’humanité dans la nuit.