MONTENEGRO - ANNIVERSAIRE

Jakov Milatovic, l'économie au service de la cité

Jakov Milatovic est ne? le 7 de?cembre 1986 a? Titograd, alors capitale de la Re?publique socialiste du Monte?ne?gro, au sein de la Re?publique fe?de?rative socialiste de Yougoslavie. Il fête aujourd'hui ses 39 ans.

Cette date n’est pas anodine ; elle place sa venue au monde a? l’extre?me fin d’une e?poque, celle du titisme finissant, quelques anne?es seulement avant que les nationalismes ne viennent disloquer la fe?de?ration slave. C'est dans ce cre?puscule du communisme yougoslave que s'ouvre l'existence de celui qui deviendra, trente-sept ans plus tard, le visage d'un Monte?ne?gro tourne? vers l'Occident. Son enfance est celle de toute une ge?ne?ration marque?e par l’effondrement des certitudes ide?ologiques et la monte?e des pe?rils. Alors qu’il apprend a? lire, les canons tonnent en Slove?nie et en Croatie ; lorsqu'il entre a? l'e?cole primaire, la Bosnie s'embrase. Pourtant, c’est a? l’abri des combats directs, dans une Podgorica rebaptise?e qui cherche son identite? entre serbite? et monte?ne?grisme, qu’il grandit. Fils d’une famille qui, comme tant d’autres, subit les contrecoups de l'inflation et de l'isolement international, il perc?oit tre?s to?t que la stabilite? d’un E?tat repose avant tout sur la solidite? de son e?conomie.

L’e?ducation de Jakov Milatovic se construit en contrepoint du repli sur soi qui caracte?rise le Monte?ne?gro des anne?es 1990, alors sous la coupe de Slobodan Milosevic et de son allie? local, Milo Dukanovic. E?le?ve brillant du gymnase Slobodan Skerovic, institution ve?ne?rable de la capitale, il fait le choix de l’excellence acade?mique comme porte de sortie vers le monde. Ses e?tudes a? la Faculte? d’e?conomie de l’Universite? du Monte?ne?gro ne sont qu’une premie?re e?tape. Tre?s vite, il comprend que pour peser sur le destin de sa nation, il lui faut mai?triser les codes de la mondialisation et de la finance internationale. Son parcours universitaire devient alors une ge?ographie de l'Occident : boursier du gouvernement ame?ricain, il passe une anne?e a? l’Universite? d’E?tat de l’Illinois, de?couvrant le pragmatisme anglo-saxon. Il poursuit ensuite a? Vienne, cœur historique de l’Europe centrale, puis a? Rome, a? l’universite? La Sapienza, s’impre?gnant des re?alite?s me?diterrane?ennes. Ce pe?riple intellectuel culmine a? Oxford, ou? il obtient une mai?trise en e?conomie en tant que boursier Chevening. Ce cursus n'est pas seulement une accumulation de diplo?mes ; il s'agit d'une formation politique par l'e?conomie, typique des e?lites technocratiques qui e?mergent en Europe de l'Est apre?s la chute du Mur. Il y forge une conviction : le retard des Balkans n'est pas une fatalite? culturelle, mais le re?sultat de mauvaises gestions structurelles.

Son entre?e dans la vie professionnelle confirme cette orientation. Loin des intrigues de parti qui minent Podgorica, il de?bute sa carrie?re dans le secteur bancaire, d'abord au sein du groupe NLB, puis a? la Deutsche Bank a? Francfort, ou? il officie dans l'e?quipe d'analyse du risque de cre?dit pour l’Europe centrale et orientale. C’est une e?cole de rigueur ou? l’on apprend que la souverainete? d’un E?tat se mesure aussi a? la cre?dibilite? de sa signature sur les marche?s. En 2014, il rejoint la Banque europe?enne pour la reconstruction et le de?veloppement (BERD), institution cle? de la transition post-sovie?tique. D'abord base? a? Londres, puis a? Podgorica et enfin a? Bucarest, il devient e?conomiste principal pour les pays de l'Union europe?enne de la re?gion, couvrant la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie et la Slove?nie. Durant ces anne?es, Milatovic est un observateur privile?gie? des me?canismes d'inte?gration europe?enne. Il analyse les re?formes qui fonctionnent et celles qui e?chouent, accumulant une expertise technique qui contraste singulie?rement avec le profil des dirigeants politiques monte?ne?grins de l'e?poque, souvent issus de l'appareil du parti unique ou des cercles d'affaires opaques. Il vit alors en expatrie?, un "cerveau" qui a re?ussi, mais qui garde un œil attentif sur son pays natal, lequel s’enlise dans une interminable transition de?mocratique, verrouille?e par le Parti de?mocratique des socialistes (DPS).

Le tournant de?cisif survient en 2020. Pour la premie?re fois depuis l'instauration du multipartisme, le DPS perd sa majorite? absolue lors des e?lections le?gislatives du mois d'aou?t. C'est un se?isme politique. Une coalition he?te?roclite, unie par la seule volonte? de mettre fin a? trois de?cennies de re?gne de Milo Dukanovic, parvient a? former un gouvernement. Le nouveau Premier ministre, Zdravko Krivokapic, cherche des figures neuves, vierges de toute compromission avec l'ancien re?gime, pour composer un cabinet d'experts. Jakov Milatovic, l'e?conomiste de la BERD, est appele? a? la rescousse. Il accepte de rentrer au pays et prend le portefeuille du De?veloppement e?conomique en de?cembre 2020. Il a tout juste trente-quatre ans. Ce ministe?re, qui aurait pu n'e?tre qu'un poste technique, devient entre ses mains un levier de transformation sociale radicale. Avec son colle?gue des Finances, Milojko Spajic, un autre jeune technocrate forme? a? l'e?tranger, il forme un tandem inse?parable qui va bousculer les conservatismes.

L'acte fondateur de sa carrie?re politique est le lancement du programme "Europe Now" (Evropa Sad). Ce plan de re?forme fiscale et sociale est une rupture brutale avec l'auste?rite? passe?e. Il pre?voit l'abolition des cotisations d'assurance maladie a? la charge des employe?s et une augmentation drastique du salaire minimum, qui passe de 222 a? 450 euros. Pour l'opposition et certains analystes, c'est une manœuvre populiste risque?e qui met en pe?ril les finances publiques ; pour une grande partie de la population appauvrie, c'est une bouffe?e d'oxyge?ne inespérée. Milatovic de?fend son projet avec la pugnacite? d'un politique et la pre?cision d'un e?conomiste, arguant que la relance par la consommation et la lutte contre l'e?conomie souterraine compenseront les pertes de recettes. La popularite? des deux ministres monte en fle?che. Ils incarnent soudain une "troisie?me voie", loin des querelles identitaires sur l'e?glise ou la langue qui empoisonnent la vie politique monte?ne?grine depuis l'inde?pendance de 2006.

Lorsque le gouvernement Krivokapic chute en avril 2022, victime des dissensions internes de la majorite?, Milatovic ne retourne pas a? l'anonymat des institutions financie?res internationales. Le technocrate s'est mue? en tribun. En juin 2022, il fonde avec Spajic le mouvement "Europe maintenant !", transformant le nom de leur re?forme phare en bannie?re partisane. Le parti se positionne comme une force centriste, pro-europe?enne et anti-corruption. Le succe?s est imme?diat. Lors des e?lections locales d'octobre 2022, le mouvement re?alise une perce?e spectaculaire, notamment a? Podgorica, ou? Milatovic me?ne la liste et s'impose comme le futur maire potentiel de la capitale, de?tronant le DPS de son bastion historique. C'est la preuve que l'offre politique base?e sur l'ame?lioration du niveau de vie supplante de?sormais les vieilles rhe?toriques nationalistes.

Le destin, cependant, en de?cide autrement et propulse Jakov Milatovic vers le sommet de l'E?tat plus vite que pre?vu. En vue de l'e?lection pre?sidentielle de mars 2023, "Europe maintenant !" de?signe initialement Milojko Spajic comme candidat. Mais ce dernier est disqualifie? par la commission e?lectorale en raison d'une controverse sur sa double nationalite? serbe et sa re?sidence. Pris de court, le mouvement se tourne vers son nume?ro deux. Milatovic accepte de relever le gant, bien qu'il visât la mairie de Podgorica. La campagne est courte mais intense. Face a? lui se dresse l'indéboulonnable Milo Dukanovic, l'homme qui a fait l'inde?pendance, le "pe?re de la nation" autoproclame?, qui brigue un nouveau mandat pour verrouiller son he?ritage. Le contraste est saisissant : d'un co?te?, le ve?te?ran des guerres yougoslaves et des privatisations controverse?es, mai?tre du jeu politique depuis 1991 ; de l'autre, le jeune pe?re de famille, visage lisse et discours technocratique, promettant la fin des divisions et l'adhe?sion rapide a? l'Union europe?enne.

Au premier tour, Milatovic surprend en e?liminant les candidats du front pro-serbe traditionnel et se qualifie pour le second tour face au pre?sident sortant. L'entre-deux-tours cristallise un front "anti-Milo". Le 2 avril 2023, le verdict des urnes est sans appel : Jakov Milatovic est e?lu pre?sident du Monte?ne?gro avec pre?s de 60% des voix. C’est un triomphe qui de?passe sa propre personne ; c’est la victoire d’une soif de renouvellement. Le soir de l'e?lection, il de?clare que "ce soir est la nuit que nous attendions depuis plus de 30 ans". Son e?lection marque la fin symbolique de la transition post-yougoslave au Monte?ne?gro et l'ave?nement d'une nouvelle ge?ne?ration de dirigeants n'ayant pas exerce? de responsabilite?s sous le communisme. Il pre?te serment le 20 mai 2023, devenant le plus jeune chef d'E?tat de l'histoire du pays.

Ses premiers pas a? la pre?sidence sont marque?s par une volonte? d'apaise­ment et d'ouverture diplomatique. Il choisit Bruxelles pour sa premie?re visite officielle, martelant son objectif : faire du Monte?ne?gro le 28e membre de l'Union europe?enne a? l'horizon 2028. Il tente e?galement de re?chauffer les relations avec la Serbie voisine, abi?me?es par des anne?es de tensions diplomatiques, tout en re?affirmant l'ancrage atlantiste du Monte?ne?gro au sein de l'OTAN. Sur le plan inte?rieur, il se veut le garant de la constitution et de l'unite? nationale, recevant a? la Villa Gorica les repre?sentants de toutes les formations politiques. Cependant, la fonction pre?sidentielle au Monte?ne?gro e?tant protocolaire, son pouvoir re?el de?pend de l'e?quilibre des forces au Parlement.

C'est pre?cise?ment la? que se noue le drame politique le plus re?cent de sa carrie?re. La relation fusionnelle avec son ancien bino?me, Milojko Spajic, devenu Premier ministre apre?s les le?gislatives de juin 2023, commence a? se fissurer. Les divergences, d'abord sourdes, e?clatent au grand jour sur la composition du gouvernement et la strate?gie du parti. Milatovic, soucieux d'inclure une base plus large pour garantir la stabilite?, se heurte a? l'intransigeance de Spajic sur certaines alliances, notamment concernant l'inte?gration des partis de l'ancienne coalition pro-serbe. De plus, le pre?sident critique le manque de de?mocratie interne au sein du mouvement qu'ils ont cofonde?. Le 24 fe?vrier 2024, la rupture est consomme?e : Jakov Milatovic annonce sa de?mission de toutes ses fonctions au sein du mouvement "Europe maintenant !".

Ce divorce politique redessine le paysage institutionnel. Le pre?sident se retrouve de?sormais sans appareil partisan, en "cohabitation" tendue avec le Premier ministre qu'il a contribue? a? faire e?lire. Cette situation ine?dite place Jakov Milatovic dans une position complexe mais potentiellement centrale d'arbitre au-dessus de la me?le?e, fide?le a? une conception gaullienne des institutions ou? le pre?sident n'est pas l'homme d'un parti mais celui de la nation. A? l'heure ou? le Monte?ne?gro doit acce?le?rer ses re?formes pour convaincre Bruxelles, il incarne cette exigence de modernite? tempe?re?e par la re?alite? des jeux de pouvoir balkaniques. Sa trajectoire, de l'e?tudiant brillant de Titograd au palais pre?sidentiel de Cetinje, illustre la me?tamorphose d'un pays qui cherche encore sa voie de?finitive entre son he?ritage historique complexe et son avenir europe?en promis. Marie? a? Milena, pe?re de trois enfants, Sara, Ana et David, il cultive l'image d'un homme normal, ancre? dans une vie prive?e simple, loin du faste et du clientélisme de ses pre?de?cesseurs, tentant d'imposer un nouveau style, plus sobre et plus direct, a? la te?te de l'E?tat.