HISTOIRE D UN JOUR - 08 DECEMBRE 1991

L'agonie de l'empire rouge

Le 8 décembre 1991, dans le silence ouaté de la forêt de Belovezh, près de Minsk, l'Histoire sembla retenir son souffle. Ce jour-là, dans une datcha gouvernementale perdue au milieu des neiges de Biélorussie, trois hommes s'apprêtaient à signer l'acte de décès d'un empire. Loin des fastes du Kremlin et des congrès grandiloquents du Parti communiste, les présidents de la Russie, de l'Ukraine et de la Biélorussie, Boris Eltsine, Leonid Kravtchouk et Stanislaw Chouchkevitch, se réunirent pour constater une mort déjà survenue et pour organiser, tant bien que mal, la succession. L'Union des Républiques socialistes soviétiques, colosse aux pieds d'argile né de la révolution de 1917, n'était plus. Ce n'était pas tant une décision qu'un constat, la conclusion logique d'une longue et inexorable décomposition que les réformes tardives de Mikhaïl Gorbatchev n'avaient fait qu'accélérer. Cet événement, en apparence soudain, s'inscrivait en réalité dans la longue durée des empires, dans ce cycle immuable de grandeur et de décadence où les structures économiques, les tensions nationales et les failles idéologiques finissent toujours par l'emporter sur la volonté centralisatrice. Pour comprendre la portée de cet accord signé à la hâte, il faut remonter le cours du temps, écouter les craquements qui, depuis des décennies, annonçaient l'effondrement de l'édifice soviétique.

L'Union soviétique des années 1980 n'était plus que l'ombre de la superpuissance qui faisait trembler le monde. L'économie, planifiée à l'extrême, était en état de faillite virtuelle. La stagnation, que l'on nomma pudiquement zastoï, était devenue la norme. Dans les usines, les machines dataient d'un autre âge, la productivité était dérisoire et l'innovation, bridée par la bureaucratie, inexistante. Le fardeau de la course aux armements contre les États-Unis, aggravé par l'enlisement militaire en Afghanistan depuis 1979, avait vidé les caisses de l'État. Pour le citoyen ordinaire, cette faillite se traduisait par des pénuries chroniques, des files d'attente interminables devant des magasins aux étalages vides, et un cynisme grandissant envers une idéologie qui promettait un avenir radieux mais n'offrait qu'un présent morose. La structure même de l'empire, ce conglomérat de nations et de peuples maintenus de force sous la tutelle de Moscou, commençait à se fissurer. Les aspirations nationales, longtemps étouffées par la répression, refaisaient surface. Dans les républiques baltes, en Géorgie, en Ukraine, les mémoires des indépendances passées et des cultures distinctes se ranimaient. L'édifice tenait par la force, mais le ciment idéologique qui devait lier les peuples s'était depuis longtemps désagrégé.

C'est dans ce contexte de délitement général que surgit Mikhaïl Gorbatchev en 1985. Convaincu de la nécessité de réformer le système pour le sauver, il lança la perestroïka (restructuration économique) et la glasnost (transparence). Il espérait insuffler un nouvel élan, moderniser l'économie et humaniser le socialisme. Mais en desserrant l'étau, il libéra des forces qu'il ne pouvait plus contrôler. La glasnost permit une libération de la parole qui se mua rapidement en une critique radicale du système et de son histoire. Les crimes du stalinisme furent exposés, la légitimité même du pouvoir communiste fut remise en cause. Les mouvements nationalistes, encouragés par cette nouvelle liberté et par l'affaiblissement visible du pouvoir central, gagnèrent en audace et en popularité. En Ukraine, le mouvement Roukh militait ouvertement pour la souveraineté. Dans les pays baltes, d'immenses chaînes humaines réclamaient l'indépendance. Gorbatchev, pris en tenaille entre les conservateurs du Parti qui l'accusaient de brader l'empire et les réformateurs radicaux qui, comme Boris Eltsine en Russie, jugeaient ses réformes trop timides, perdait progressivement le contrôle de la situation. L'événement décisif fut le putsch manqué d'août 1991. Des membres de la ligne dure du Parti, effrayés par un projet de nouveau traité de l'Union qui accordait une large autonomie aux républiques, tentèrent de renverser Gorbatchev. Leur échec fut retentissant et porta le coup de grâce à l'autorité du président soviétique. L'homme qui sortit grand vainqueur de cette crise fut Boris Eltsine, le président de la République de Russie, qui, juché sur un char devant le Parlement russe, s'opposa aux putschistes et devint le symbole de la nouvelle démocratie. Dès lors, le centre de gravité du pouvoir avait basculé. Ce n'était plus Gorbatchev, président d'une Union fantomatique, qui tenait les rênes, mais les dirigeants des républiques devenues, de fait, souveraines.

La rencontre dans la forêt de Belovezh ne fut que la formalisation de cette réalité. Eltsine pour la Russie, Kravtchouk pour une Ukraine qui venait de voter massivement pour son indépendance par référendum une semaine plus tôt, et Chouchkevitch pour la Biélorussie, représentaient les trois républiques slaves fondatrices de l'URSS en 1922. En agissant de concert, ils signifiaient que le cœur même de l'Union avait cessé de battre. Le texte de l'accord était brutal dans sa simplicité : "Nous, la République du Belarus, la Fédération de Russie et l'Ukraine, en qualité d’États fondateurs de l'Union des Républiques socialistes soviétiques et signataires de l'Accord de l'Union signé en 1922, constatons que l'URSS, en tant que sujet de droit international et réalité géopolitique, cesse son existence". À la place de l'Union défunte, ils créaient une "Communauté des États Indépendants" (CEI), une structure de coordination floue, sans pouvoir supranational, ouverte aux autres anciennes républiques. C'était une manière d'organiser une séparation à l'amiable, de gérer l'héritage commun, notamment le redoutable arsenal nucléaire, et d'éviter une "yougoslavisation" de l'espace post-soviétique. Apprenant la nouvelle, Gorbatchev, isolé dans son bureau du Kremlin, dénonça un coup d'État anticonstitutionnel. Il argua que le destin d'une union multinationale ne pouvait être décidé par trois de ses composantes. Mais sa voix ne portait plus. Le 12 décembre, le Soviet suprême de Russie ratifia l'accord et rappela ses députés du parlement soviétique, vidant ce dernier de toute substance.

La dissolution s'accéléra alors à une vitesse vertigineuse. Le 21 décembre 1991, lors de la signature du protocole d'Alma-Ata au Kazakhstan, huit autres anciennes républiques soviétiques rejoignirent la CEI, entérinant la disparition de l'URSS. Seules la Géorgie et les trois républiques baltes, résolument tournées vers l'Occident, refusèrent d'y adhérer. Privé de pays à gouverner, Mikhaïl Gorbatchev n'eut d'autre choix que d'accepter l'inévitable. Le 25 décembre 1991, dans un discours télévisé empreint de dignité et de tristesse, il annonça sa démission de la présidence d'un État qui n'existait plus. Quelques minutes plus tard, le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau qui flottait sur le Kremlin depuis 1917 fut abaissé pour la dernière fois, remplacé par le tricolore de la Fédération de Russie. Un monde s'achevait. Les conséquences de cet effondrement furent immenses et durables. La fin de la Guerre Froide ouvrit une période d'hégémonie américaine incontestée. Pour les peuples de l'ancien empire, elle marqua le début d'une transition chaotique vers l'indépendance nationale, l'économie de marché et, pour certains, la démocratie. Cette "thérapie de choc" économique plongea des millions de personnes dans la pauvreté, tandis que des conflits ethniques et territoriaux, gelés par le pouvoir soviétique, se rallumèrent avec violence. La CEI, quant à elle, ne devint jamais la structure de coopération forte qu'espéraient ses fondateurs, mais plutôt un forum de discussion permettant de gérer le divorce. L'accord de Minsk, signé dans le secret d'une forêt d'hiver, ne fut pas la cause de la fin de l'URSS, mais son constat lucide et pragmatique. Il fut l'acte par lequel des hommes, portés par le courant profond de l'Histoire, ont tiré un trait final sur une utopie vieille de soixante-dix ans qui, depuis longtemps déjà, s'était muée en une vaste prison des peuples.