HISTOIRE D UN JOUR - 14 DECEMBRE 1995

Une paix imparfaite pour les Balkans

C’est sous les ors du palais de l’Élysée, dans une atmosphère où le soulagement le dispute à la gravité, que s’achève officiellement le conflit le plus meurtrier qu’ait connu l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce jour-là, le 14 décembre 1995 à Paris, les présidents de la Serbie, de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine apposent leur signature sur un document dense, technique et complexe, paraphé trois semaines plus tôt sur une base militaire américaine de l’Ohio. Cet événement marque l’aboutissement d’un processus diplomatique tortueux, imposé par la force des armes et la lassitude des peuples, scellant le destin d’une ex-Yougoslavie déchiquetée par quatre années de purification ethnique et de bombardements. Pour comprendre la portée de cette signature, il convient de ne pas s’arrêter à l’image protocolaire de la cérémonie parisienne, mais de remonter le fil d’une tragédie politique et d’analyser les mécanismes qui ont conduit à ce compromis de la raison.

Le contexte qui précède cette date est celui de l’effondrement d’un monde. La dislocation de la Fédération yougoslave, amorcée au début de la décennie quatre-vingt-dix, n’est pas seulement une crise régionale ; elle est le révélateur cruel de l’incapacité de la communauté internationale, et singulièrement de l’Europe, à gérer l’après-Guerre froide. Alors que le mur de Berlin est tombé et que l’on célèbre l’unification du continent, les Balkans sombrent dans une régression nationaliste violente. La Bosnie-Herzégovine, république centrale et la plus multiculturelle de l’ensemble yougoslave, devient dès 1992 le théâtre d’un affrontement triangulaire entre Serbes, Croates et Bosniaques musulmans. Les plans de paix successifs, proposés par les diplomates européens, ont tous échoué, balayés par la réalité du terrain militaire et l’intransigeance des chefs de guerre. Il aura fallu l’été 1995, marqué par deux événements décisifs, pour changer la donne : le massacre de Srebrenica, qui a électrocuté la conscience occidentale, et l’opération Tempête menée par l’armée croate, qui a modifié l’équilibre des forces au détriment des Serbes. C’est dans ce moment de bascule, où la force militaire a enfin ouvert une brèche pour la politique, que les États-Unis ont décidé de prendre le leadership de la négociation, reléguant les chancelleries européennes au rang d’observateurs ou de facilitateurs.

La genèse directe de l’accord signé à Paris se trouve dans l’isolement quasi carcéral imposé aux belligérants sur la base de Wright-Patterson, à Dayton. La méthode employée par le négociateur américain Richard Holbrooke relève d’une diplomatie coercitive inédite. Il ne s’agissait plus de proposer des bons offices, mais d’enfermer les trois hommes forts des Balkans — Slobodan Milosevic, Franjo Tudman et Alija Izetbegovic — dans un huis clos hermétique jusqu’à ce qu’une solution émerge. L’histoire politique retient ici la dimension psychologique de la négociation. Ces trois dirigeants, qui portaient chacun une part de responsabilité dans le déclenchement ou la poursuite des hostilités, se détestaient cordialement mais se connaissaient intimement, issus du même moule communiste yougoslave. La stratégie américaine a consisté à jouer sur leurs faiblesses respectives et leurs ambitions divergentes. Milosevic, soucieux de se débarrasser des sanctions internationales qui étranglaient la Serbie, était prêt à sacrifier les intérêts des Serbes de Bosnie pour sauver son propre pouvoir à Belgrade. Tudman, obsédé par la récupération de la Slavonie orientale, cherchait la reconnaissance occidentale. Izetbegovic, quant à lui, se trouvait dans la position la plus délicate, tiraillé entre le désir de justice pour son peuple martyrisé et la nécessité absolue d’arrêter l’hémorragie.

Ce qui a été validé ce 14 décembre n’est pas un traité de paix classique, mais une architecture constitutionnelle d’une complexité redoutable, conçue pour geler la guerre faute de pouvoir réconcilier les esprits. Le texte entérine l’existence d’un seul État, la Bosnie-Herzégovine, préservant ainsi ses frontières internationales et sa place aux Nations unies. Cependant, cette unité de façade abrite une partition de fait. Le territoire est divisé en deux entités distinctes : la Fédération croato-bosniaque, qui contrôle 51 % du territoire, et la République serbe de Bosnie, la Republika Srpska, qui en administre 49 %. Cette répartition arithmétique, obtenue après des nuits de marchandages sordides sur des cartes numériques, où l’on échangeait des collines contre des villages, des routes contre des quartiers, est le cœur du compromis. Elle a permis à chaque camp de crier victoire : les Bosniaques ont sauvé l’État, les Serbes ont obtenu leur autonomie institutionnelle. Mais cette ingénierie politique porte en elle les germes d’une paralysie future. Le système mis en place est un chef-d’œuvre de l’artifice constitutionnel, avec une présidence collégiale tournante, des quotas ethniques stricts et des droits de veto mutuels qui rendent la prise de décision centrale extrêmement laborieuse.

La signature à Paris revêt une importance symbolique majeure pour la France et l’Europe, tentant de reprendre la main sur la mise en scène de la paix après avoir été marginalisées dans sa confection. Jacques Chirac, nouvellement élu, a tenu à ce que cette cérémonie se déroule à l’Élysée pour signifier que l’Europe restait le cadre naturel de la stabilité des Balkans. La présence de Bill Clinton, du chancelier Kohl, du Premier ministre britannique John Major et du représentant russe Viktor Tchernomyrdine atteste de la volonté de montrer un front uni. L’image des trois présidents balkaniques assis à la même table, sous le regard des puissances mondiales, devait sceller l’irréversibilité du processus. Pourtant, les visages étaient fermés, les poignées de main glaciales. Il n’y avait pas, ce jour-là, l’effusion qui accompagne parfois les grandes réconciliations historiques. C’était une paix froide, une paix de lassitude, une paix imposée par l’extérieur.

Les faits immédiats qui découlent de cette signature sont d’abord militaires. L’accord prévoit le déploiement d’une force massive de mise en œuvre, l’IFOR, sous commandement de l’OTAN. C’est une première historique pour l’Alliance atlantique qui intervient hors zone pour une mission de maintien de la paix. Soixante mille soldats, lourdement armés, sont envoyés pour séparer les combattants, superviser le retrait des armes lourdes et garantir la liberté de mouvement. Cette présence militaire massive a été la clé de voûte de la réussite immédiate des accords : les armes se sont tues. Contrairement aux Casques bleus de la FORPRONU, humiliés et impuissants durant le conflit, les troupes de l’OTAN avaient un mandat robuste et la capacité de riposter. La fin des combats a permis le début d’une lente et douloureuse reconstruction matérielle, le retour progressif mais partiel des réfugiés et la mise en place d’institutions communes.

Cependant, l’analyse historique de cet événement ne peut se limiter au silence des canons. Les suites de la signature du 14 décembre 1995 révèlent la nature ambiguë de la construction daytonienne. En privilégiant l’appartenance ethnique comme clé de voûte de la citoyenneté et de la représentation politique, l’accord a institutionnalisé les divisions qu’il était censé résorber. La Bosnie est devenue un protectorat international de fait, dirigé par un Haut Représentant doté de pouvoirs discrétionnaires, capable de limoger des élus ou d’imposer des lois, palliant ainsi les blocages incessants des institutions locales. La logique de guerre s’est poursuivie par d’autres moyens, politiques ceux-là. Les partis nationalistes, qui avaient mené le conflit, ont été légitimés par les urnes, transformant le jeu démocratique en un recensement ethnique permanent. La signature de Paris a arrêté le massacre, ce qui est son immense et indiscutable mérite, mais elle n’a pas réussi à bâtir une nation civique.

L’événement du 14 décembre 1995 marque aussi une étape cruciale dans l’évolution des relations internationales de l’après-Guerre froide. Il consacre le moment unipolaire américain. L’Europe a dû admettre, non sans amertume, qu’elle ne disposait ni des mécanismes de décision ni de la puissance militaire nécessaires pour éteindre un incendie à sa propre porte. Cela a servi de catalyseur pour une réflexion plus poussée sur la défense européenne, qui prendra corps, très lentement, dans les années suivantes. Sur le plan du droit international, Dayton a ouvert la voie à une justice pénale supranationale. Si l’accord a été signé avec Milosevic, considéré alors comme un partenaire incontournable pour la paix, la dynamique enclenchée, notamment avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, finira par le rattraper. La realpolitik de Dayton, qui consistait à discuter avec les bourreaux pour sauver les victimes, n’a été qu’une étape transitoire avant que la justice ne réclame ses droits.

Au regard de l’histoire longue, la signature des accords de Dayton apparaît comme une clôture chirurgicale d’une plaie béante. Elle a figé les lignes de front pour en faire des frontières administratives. La ville de Sarajevo, réunifiée mais vidée de sa population serbe dans les mois qui suivirent, est devenue le symbole de cette paix amère. Le couloir de Gorazde, relié au reste de la Fédération par une route précaire, ou le statut spécial du district de Brcko, sont autant de cicatrices géographiques laissées par les négociateurs sur la carte de la Bosnie. L’accord a créé un système où l’équilibre des peurs remplace la confiance mutuelle. Il a fallu toute l'autorité de la communauté internationale pour maintenir cet édifice branlant debout.

Vingt-cinq ans et plus après cette journée de décembre, le texte signé à Paris régit toujours la vie de la Bosnie-Herzégovine. Il est rare qu’un traité de paix, conçu comme une solution provisoire pour arrêter une guerre, devienne la constitution pérenne d’un État européen. Cette longévité paradoxale souligne à la fois la robustesse du compromis trouvé — personne n’a intérêt à reprendre les armes — et son échec à fonder une paix véritablement positive. La Bosnie reste prisonnière de la camisole de force institutionnelle taillée pour elle à Dayton. L’événement du 14 décembre 1995 reste donc un cas d’école en relations internationales : il démontre qu’il est possible d’imposer la paix de l’extérieur par un mélange de diplomatie et de force, mais qu’il est impossible d’imposer la réconciliation. Celle-ci demande un temps qui excède le temps politique, un temps qui échappe aux signatures et aux traités.

En définitive, la cérémonie de Paris a entériné le constat que la Yougoslavie était bien morte et que sur ses ruines devaient coexister des nationalismes antagonistes, contenus par des garde-fous juridiques et militaires. René Rémond aurait sans doute vu dans cet épisode la confirmation que les passions politiques et les identités collectives restent des moteurs puissants de l’histoire, capables de défaire les constructions étatiques les plus établies. La signature de ces accords est la reconnaissance formelle que l’idéal du vivre-ensemble yougoslave a été définitivement vaincu par la logique de l’État-nation ethnique, fût-il fédéralisé sous la contrainte. C’est la fin d’une illusion et le début d’une gestion pragmatique, souvent cynique, mais nécessaire, de la diversité balkanique. La paix signée ce jour-là n’était pas celle des cœurs, mais celle de la raison d’État, un armistice prolongé indéfiniment sous le regard vigilant des puissances tutélaires. C’est un moment de l’histoire européenne où l’on a accepté l’imperfection de la paix pour éviter la perfection de l’horreur.

L’héritage de cette journée est lourd. Il a redéfini le rôle de l’interventionnisme libéral, a posé les jalons de la justice internationale contemporaine et a laissé au cœur de l’Europe un État dysfonctionnel mais vivant. La signature du 14 décembre 1995 demeure un rappel constant que la politique est parfois l’art tragique de choisir le moindre mal. En refermant le dossier de la guerre, les signataires n’ont pas ouvert celui de la prospérité commune, mais ils ont offert aux générations futures le droit, précaire et précieux, de ne pas mourir sous les obus. C’est là toute la grandeur et toute la misère de l’accord de Dayton, acte fondateur d’une Bosnie survivante, figée dans une transition sans fin, témoin silencieux des déchirements du siècle.