HISTOIRE D UN JOUR - 22 DECEMBRE 1989

Le peuple contre le tyran

Ce 22 décembre 1989 marque dans la chair de l'Europe une date de feu et de glace. Il faut imaginer cette Roumanie transie, pétrifiée par un hiver qui n'était pas seulement celui des saisons, mais celui de l'âme. Depuis des décennies, une chape de plomb écrasait ce peuple latin, oublié aux confins de l'Orient, soumis au caprice d'un seul homme et de sa sinistre compagne. Ce jour-là, pourtant, le temps s'est brisé. L'histoire, qui semblait arrêtée, figée dans le marbre froid du palais pharaonique de Bucarest, s'est remise à marcher, poussée par la clameur immense des poitrines affamées. C'est l'histoire d'une résurrection nationale, le moment sublime et terrible où la peur change de camp.

Pour comprendre l'explosion de ce vingt-deux décembre, il faut remonter le cours de ce fleuve de souffrances qui inondait le pays. La Roumanie n'était plus un État, c'était une prison à ciel ouvert. Nicolae Ceau?escu, ce Conduc?tor qui se rêvait en génie des Carpates, avait conçu un projet démentiel : rembourser la dette extérieure en affamant sa propre population. Pendant que le couple dictatorial s'entourait d'un luxe byzantin, le peuple manquait de tout. Pas de lumière dans les appartements glaciaux, pas de viande sur les étals, pas de médicaments dans les hôpitaux. Les enfants apprenaient à vivre dans la pénombre, grelottant sous les manteaux gardés à l'intérieur des foyers, tandis que la télévision chantait chaque soir la gloire du couple suprême. Mais pire que la faim du ventre, il y avait la faim de vérité. La Securitate, cette hydre aux mille oreilles, écoutait chaque murmure. Le voisin se méfiait du voisin, le fils du père. Le silence était la seule loi, la survie le seul horizon. L'âme roumaine était en exil sur sa propre terre.

Pourtant, sous la cendre, la braise rougeoyait encore. Le vent de la liberté s'était levé à l'Ouest, faisant tomber le Mur de Berlin, et il soufflait désormais sur les plaines du Danube. L'étincelle partit de Timi?oara, cette ville martyre de l'ouest, où un pasteur refusa de se taire. La répression fut féroce. Le sang coula, et ce sang, loin d'éteindre l'incendie, le propagea. La rumeur des charniers, grossie par la peur et l'espoir, traversa les montagnes pour atteindre Bucarest. Le dictateur, aveuglé par vingt-cinq ans d'adulation forcée, crut pouvoir mater la révolte par un discours, comme il l'avait toujours fait.

Le 21 décembre fut le prélude du drame. Du haut du balcon du Comité Central, Ceau?escu parla. Il s'attendait aux applaudissements rythmés, à cette masse docile qui scande son nom. Mais soudain, un bruit inouï monta de la place. Des huées. Des sifflets. L'impensable se produisait en direct. Le visage du tyran se figea dans une stupeur hébétée, la bouche ouverte, la main tremblante. Il ne comprenait pas. Comment ses enfants pouvaient-ils se retourner contre leur père ? La transmission fut coupée, mais le maléfice était rompu. La nuit qui suivit fut une nuit de barricades et de balles. L'armée, hésitante, tira encore, mais le cœur n'y était plus. Le pavé de Bucarest but le sang des jeunes gens, ces enfants de la dictature qui n'avaient connu que le gris et qui mouraient pour voir des couleurs.

L'aube du 22 décembre se leva sur une ville en état de siège, mais une ville debout. Une marée humaine, venue des banlieues ouvrières, des usines, des grandes plateformes industrielles, convergea vers le centre. Ils étaient des centaines de milliers. Ils n'avaient pas d'armes, ils avaient leur désespoir et leur nombre. Ils avançaient comme un fleuve en crue, submergeant les cordons de troupes. Et là, le miracle de la fraternité s'accomplit. Le soldat, regardant dans les yeux de l'ouvrier, reconnut son frère, son cousin, sa propre misère. Les fusils se relevèrent. Les chars devinrent des tribunes où l'on agitait le drapeau tricolore dont on avait évidé le centre, arrachant l'emblème communiste comme on arrache une tumeur.

Dans le palais du Comité Central, c'était la panique, le naufrage. Le général Milea, ministre de la Défense, refusa de faire tirer sur la foule et fut retrouvé mort, suicidé dit-on, assassiné pensa-t-on. Ce sacrifice acheva de faire basculer l'armée. Le tyran était désormais seul, acculé dans sa forteresse de pierre, tandis que les vagues de la colère battaient les murs. La foule força les portes massives. On entendait déjà le fracas des vitres brisées et les cris de vengeance monter les escaliers de marbre. Il fallait fuir. Fuir cette terre qu'il avait cru posséder et qui le rejetait avec violence.

C'est ici que se joue la scène la plus cinématographique, la plus symbolique de cette journée. Sur le toit du bâtiment, un hélicoptère blanc, un Dauphin, attendait, pales tournantes. Le couple Ceau?escu, accompagné de quelques fidèles, s'y engouffra précipitamment. L'appareil s'arracha péniblement à la gravité, surchargé, manquant de peu de s'écraser. Du sol, la foule vit l'insecte de métal s'élever dans le ciel gris. Une immense clameur de joie, un cri primal de libération, monta vers les nuages. Le tyran n'était plus un dieu, ce n'était qu'un vieillard en fuite, suspendu au-dessus de son royaume perdu. En s'envolant, il laissait derrière lui un pays en ruines mais ivre de sa liberté retrouvée.

La fuite fut une errance pathétique, une descente aux enfers digne des tragédies antiques. Le pilote, sentant le vent de l'histoire tourner, prétexta une menace radar pour se poser. Le couple se retrouva sur une route de campagne, hagard, faisant du stop, arrêtant des voitures de citoyens médusés. Imaginez ces paysans, voyant surgir du néant celui dont le portrait ornait chaque mur, le voyant là, petit, vieilli, apeuré, cherchant un refuge. Ils furent ballottés de bureau en caserne, traqués par la radio qui annonçait leur fuite, rejetés par tous. La terre de Roumanie ne voulait plus les cacher. Finalement, c'est l'armée, cette armée qu'il avait choyée et humiliée, qui les captura près de Târgovi?te.

Pendant ce temps, à Bucarest, la joie cédait le pas à la confusion et à la terreur. Le vide laissé par le pouvoir est un appel d'air pour le chaos. Qui dirigeait ? Le Front de Salut National émergea des coulisses, mélange hétéroclite de dissidents et d'anciens apparatchiks sentant le vent tourner. Mais la ville ne connaissait pas la paix. Dès la nuit tombée, une psychose s'empara de la capitale. Des tireurs isolés, ces fameux terroristes dont l'identité reste encore aujourd'hui nimbée de mystère, ouvrirent le feu depuis les toits. Était-ce la Securitate tentant un baroud d'honneur ? Était-ce une mise en scène macabre pour légitimer le nouveau pouvoir par le sang ? La ville devint un champ de bataille hallucinatoire. On tirait sur des ombres, on distribuait des armes aux civils, on s'entretuait par méprise. La bibliothèque universitaire brûlait, les trésors de l'esprit partant en fumée, comme pour rappeler que toute révolution porte en elle une part de barbarie.

Le destin du couple Ceau?escu devait être scellé pour que le sang cesse de couler. C'est du moins ce que crurent les nouveaux maîtres. Le jour de Noël, le 25 décembre, dans une petite salle d'une caserne de Târgovi?te, se tint ce qui ressembla à un procès. Ce fut une procédure expéditive, brutale, sans avocat véritable, sans appel. Face à ses juges improvisés, Nicolae Ceau?escu refusa de comprendre. Enfermé dans son autisme autoritaire, il niait tout, regardait sa montre, traitait ses accusateurs de traîtres. Elena, elle, se débattait comme une furie, invoquant sa maternité envers le peuple, elle qui n'avait été qu'une marâtre. Ils ne virent pas qu'ils n'étaient plus rien. Ils furent condamnés à mort.

L'exécution suivit immédiatement, dans la cour de la caserne, contre un mur. Ils n'eurent même pas le temps d'être attachés correctement. Les soldats, tremblant de haine et d'émotion, tirèrent avant même l'ordre, vidant leurs chargeurs. La fumée se dissipa sur les deux corps recroquevillés dans la poussière. Les images firent le tour du monde, montrant la banalité sordide de la mort des tyrans. Ce n'était pas une justice sereine, c'était un acte de guerre, un exorcisme violent nécessaire pour que la nation puisse respirer à nouveau.

La chute de Ceau?escu ne fut pas seulement la fin d'un homme ou d'un régime. Ce fut le réveil douloureux d'une conscience collective. Le peuple roumain, que l'on disait passif, résigné, fataliste, avait prouvé au monde qu'il gardait en lui cette force volcanique des grandes nations. Il avait brisé ses chaînes de ses propres mains. Certes, les lendemains furent amers. On réalisa bientôt que la révolution avait été confisquée, que les loups s'étaient déguisés en agneaux, que les structures de l'ancien monde survivaient sous des oripeaux démocratiques. La transition fut longue, douloureuse, faite de désillusions et de crises. Mais rien, jamais, ne pourra effacer cette lumière du 22 décembre.

Ce jour-là, l'humanité a vu ce que peut la soif de liberté face à la machine de l'État. Elle a vu que les forteresses les plus imprenables sont faites de sable quand le peuple décide de souffler dessus. C'est une leçon éternelle. L'histoire ne s'écrit pas dans les chancelleries, elle s'écrit dans la rue, dans le froid, dans le sacrifice des anonymes qui, un matin d'hiver, décident qu'ils préfèrent mourir debout que vivre à genoux. La Roumanie a payé le prix fort pour revenir dans la famille des nations libres, mais ce prix est celui de sa dignité retrouvée. Le tyran est mort comme une bête traquée, mais la nation, elle, est vivante. Elle porte encore les cicatrices de ces journées, mais ce sont des cicatrices de gloire, la marque indélébile de son courage face à l'oppression absolue.