HISTOIRE D UN JOUR - 31 DECEMBRE 1999

La fin d'un siècle d'océans

Le 31 décembre 1999 marque une césure dans le temps long de l'histoire panaméenne et, par extension, dans la respiration géopolitique du continent américain. À midi précises, sous le ciel lourd et humide des tropiques, une page se tourne qui n'est pas seulement celle d'un calendrier grégorien s'apprêtant à basculer dans un nouveau millénaire, mais celle d'une domination territoriale et technique qui aura duré presque un siècle. Ce jour-là, la bannière étoilée des États-Unis descend définitivement de son mât sur la colline d'Ancon, pour laisser flotter, seul et souverain, le drapeau du Panama. Ce geste, protocolaire en apparence, est l'aboutissement d'une lente dérive des continents politiques, une réponse tardive de la géographie humaine à la géographie physique. Pour comprendre la densité de cet instant, il faut dépasser l'événementiel, l'écume des jours, et plonger dans les courants profonds qui ont façonné cet isthme, véritable verrou du monde devenu soudainement clé.

Il convient d'abord d'observer la scène dans sa matérialité. Le canal n'est pas qu'une tranchée d'eau ; c'est une blessure de la terre cicatrisée par le béton et l'acier, une prouesse de l'ère industrielle imposée à une nature hostile. Depuis 1914, cette voie d'eau a redessiné les routes du commerce mondial, raccourcissant les distances, abolissant le cap Horn, et plaçant le Panama au centre d'une économie-monde en pleine expansion. Mais cette centralité avait un prix : celui d'une souveraineté amputée. La Zone du Canal, cette bande de terre de dix miles de large courant de l'Atlantique au Pacifique, a fonctionné pendant des décennies comme une enclave coloniale, un État dans l'État, régi par les lois américaines, peuplé de citoyens américains, et interdit de facto aux Panaméens sur leur propre sol. C'est cette structure de longue durée, ce découpage artificiel imposé par la puissance du Nord en 1903, qui s'effondre silencieusement en ce dernier jour de l'année 1999.

L'atmosphère de cette journée est particulière. Alors que le reste de la planète a les yeux rivés sur les horloges informatiques, craignant le fameux bogue de l'an 2000, le Panama vit une tout autre transition. Il ne s'agit pas ici de passer d'un chiffre à un autre sur un écran, mais de récupérer la terre, le sol, l'eau. Mireya Moscoso, la présidente du Panama, et Jimmy Carter, l'ancien président américain signataire des traités de 1977, sont les figures de proue de cette cérémonie. L'absence de Bill Clinton, retenu par les célébrations du millénaire à Washington, ou peut-être par une certaine pudeur impériale face au recul, est remarquée. Elle souligne en creux que l'Amérique du Nord, tout en honorant sa signature, se désengage d'une position stratégique qui ne répond plus aux mêmes impératifs qu'au début du siècle. L'ère des canonnières et du contrôle territorial direct s'efface au profit d'une influence plus diffuse, économique et normative.

Ce transfert n'est pas un accident, ni une surprise. Il est le fruit d'une maturation lente, d'une usure progressive des structures coloniales classiques. Il faut remonter le fleuve du temps pour saisir que le 31 décembre 1999 a commencé en réalité bien plus tôt. Il a commencé dans les émeutes de 1964, lorsque des étudiants panaméens ont tenté de hisser leur drapeau dans la Zone, payant de leur sang le droit à l'existence nationale. Il a continué avec la montée au pouvoir du général Omar Torrijos, figure complexe, nationaliste et pragmatique, qui a su comprendre que la force brute ne suffirait pas face au géant américain. La négociation des traités Torrijos-Carter en 1977 fut ce moment de bascule où les États-Unis, encore marqués par le traumatisme vietnamien et désireux de refonder leur image morale, ont accepté l'idée d'une rétrocession progressive. Vingt-deux années de transition furent nécessaires. Ce temps intermédiaire, cette "moyenne durée", fut celui de l'apprentissage technique et administratif pour les Panaméens, mais aussi celui des tensions, culminant avec l'invasion américaine de 1989 pour déloger Manuel Noriega.

En ce jour de rétrocession, ce qui frappe l'observateur, c'est la continuité des flux. Les navires ne s'arrêtent pas. Les gigantesques portes des écluses de Miraflores continuent de s'ouvrir et de se fermer avec la régularité d'un métronome, indifférentes aux changements de pavillons. C'est là une leçon braudélienne par excellence : les structures économiques et matérielles possèdent une inertie bien supérieure aux agitations politiques. Le canal est devenu une nécessité du commerce mondial, une veine jugulaire par où transitent les grains, le pétrole, les conteneurs de produits manufacturés asiatiques. Que l'administration soit américaine ou panaméenne importe peu aux armateurs de Tokyo, de Hambourg ou de New York, pourvu que le service soit assuré, que la sécurité soit garantie et que les tarifs restent compétitifs. Le défi pour le Panama est immense : il ne s'agit pas seulement de gérer un symbole national, mais de piloter une entreprise mondiale complexe, d'entretenir des infrastructures vieillissantes et de prévoir leur adaptation aux navires de demain, les fameux post-Panamax.

La cérémonie elle-même est empreinte d'une solennité modeste. Louis Caldera, secrétaire à l'Armée des États-Unis, remet symboliquement les clés de l'administration du canal. Il y a dans ce geste une reconnaissance de la maturité de l'État panaméen. C'est la fin d'une anomalie juridique et territoriale qui avait fait du Panama un pays coupé en deux, incapable de relier physiquement sa moitié ouest à sa moitié est sans traverser une juridiction étrangère. La réunification du territoire est donc totale. Les casernes vides, les hôpitaux de la Zone, les écoles américaines, les vastes pelouses entretenues avec une rigueur militaire, tout cet héritage immobilier revient au Panama. C'est un patrimoine lourd à porter, une ville fantôme qu'il faut réinvestir, transformer, intégrer au tissu urbain chaotique et vivant de Panama City et de Colón. La conversion de l'économie de garnison en économie civile est l'un des enjeux majeurs de cette transition.

Mais au-delà de l'aspect local, le 31 décembre 1999 signale une mutation des rapports de force à l'échelle de l'hémisphère. Les États-Unis ne quittent pas la région, mais ils en modifient la surveillance. La base aérienne de Howard, les centres d'écoute, les écoles de formation militaire ferment leurs portes. La défense du canal, autrefois prétexte à une présence militaire massive, devient une responsabilité partagée, théoriquement, mais surtout une affaire de police et de renseignement plutôt que de déploiement de divisions blindées. C'est le passage d'une hégémonie de la terre et du fort à une hégémonie des réseaux et des flux. Le Panama, quant à lui, proclame sa neutralité perpétuelle. Ce concept de neutralité est essentiel pour la survie de la voie d'eau. Le canal doit être ouvert à tous les navires du monde, en temps de paix comme en temps de guerre. C'est cette garantie qui permet au Panama de s'insérer dans le jeu mondial sans être l'otage d'une seule puissance.

Il est intéressant de noter que cette date coïncide avec l'émergence fulgurante de l'Asie dans le commerce international. Si le XXe siècle fut le siècle de l'Atlantique et de la domination américaine, le canal qui change de mains s'apprête à servir un XXIe siècle tourné vers le Pacifique. La Chine, devenue l'un des principaux utilisateurs de la voie d'eau, observe avec attention ce transfert. Des entreprises portuaires de Hong Kong gèrent déjà des terminaux aux deux extrémités du canal, signe avant-coureur d'une nouvelle géographie des investissements. L'histoire ne s'arrête jamais ; elle se déplace. Le contrôle américain cède la place non pas à un vide, mais à une multipolarité naissante où le Panama tente de jouer sa partition de facilitateur universel, de "Pro Mundi Beneficio" comme l'indique sa devise nationale.

La pluie, fréquente en cette saison, n'a pas gâché la fête populaire. Des milliers de Panaméens se sont massés aux abords de la zone administrative de Balboa. Il y a de la joie, certes, des danses typiques, des polleras colorées, mais aussi une gravité. L'indépendance réelle commence aujourd'hui. Jusqu'alors, les maux du pays pouvaient être commodément attribués à l'impérialisme voisin. Désormais, le Panama est seul face à son destin. La gestion de l'eau, ressource critique pour le fonctionnement des écluses mais aussi pour l'approvisionnement des populations, devient une question de politique intérieure brûlante. La déforestation du bassin versant menace l'alimentation du lac Gatún. L'écologie entre ainsi dans l'histoire, non plus comme un décor, mais comme un acteur contraignant. Braudel aurait vu là le retour du déterminisme géographique : l'homme a vaincu la montagne pour faire passer les navires, mais la nature rappelle ses droits par la gestion des pluies et des forêts.

L'Autorité du Canal de Panama (ACP), l'entité panaméenne qui prend le relais, est une structure unique, constitutionnellement protégée des ingérences politiques partisanes. Elle a été conçue pour rassurer les marchés internationaux. Composée de technocrates et d'ingénieurs formés pour la plupart aux États-Unis, elle incarne une continuité dans la rupture. Les procédures restent les mêmes, la langue de travail reste l'anglais dans les tours de contrôle, les normes de sécurité sont identiques. C'est une transition en douceur, une "révolution silencieuse". On est loin des nationalisations brutales qui ont pu secouer d'autres régions du monde au cours du siècle. Ici, le capitalisme maritime impose sa loi d'airain : la fluidité avant tout. Le transfert de propriété est un acte politique, mais la gestion demeure un acte technique et commercial dicté par les réalités du marché global.

Alors que le soleil se couche sur ce dernier jour de 1999, les lumières de la ville de Panama scintillent, se reflétant dans les eaux sombres de la baie. Les gratte-ciels, symboles d'une économie de services bancaires et financiers souvent opaque, se dressent face à l'océan. Le contraste est saisissant avec la zone du canal, verte, basse et ordonnée. Deux mondes se font face et doivent désormais fusionner. La fin de la présence américaine marque aussi la fin d'une certaine forme de protectionnisme social pour les employés du canal, qui bénéficiaient de privilèges enviés. Désormais, ils sont des citoyens comme les autres, soumis aux lois du marché du travail local. Les inégalités sociales, masquées par la question nationale, risquent de ressurgir avec force. L'unité nationale forgée dans la lutte pour la récupération du canal devra se trouver de nouveaux ciments.

Pour l'historien qui regarde cet événement, le 31 décembre 1999 au Panama est un point d'orgue. Il clôt le cycle ouvert par les Conquistadors cherchant le passage vers les Indes, poursuivi par les ingénieurs de Lesseps vaincus par le moustique et la finance, et parachevé par Theodore Roosevelt maniant le "Gros Bâton". C'est la fin du rêve américain d'une frontière mobile poussée jusqu'aux tropiques. Les États-Unis rentrent chez eux, leurs frontières stratégiques se redéployant autrement, par le numérique et l'espace. Le Panama reste là, ancré dans sa terre, gardien du passage. Ce transfert est la preuve que le temps historique n'est pas figé, que les empires finissent par se lasser ou par se transformer, et que la géographie, si elle contraint les hommes, finit aussi par leur offrir des opportunités de libération.

Dans les jours qui suivront, le monde continuera de tourner. Les navires chargés de voitures, de bananes ou de gaz liquéfié continueront de monter et descendre les écluses, hissés par la force de l'eau douce vers le lac Gatún avant de redescendre vers l'autre océan. Mais quelque chose aura fondamentalement changé dans l'ordre du monde. Une petite nation aura démontré que la patience et le droit international peuvent, à la longue, défaire les nœuds gordiens de la géopolitique. Le canal est désormais panaméen, "incontestablement panaméen" pour reprendre les mots de Torrijos. C'est une victoire de la persévérance sur la puissance, une revanche de la périphérie sur le centre. Alors que le XXIe siècle s'ouvre, le Panama n'est plus une simple tranchée au service des autres, mais un acteur maître de son outil, prêt à affronter les défis de la mondialisation maritime qui s'annonce plus intense que jamais. La longue durée a fini par accoucher de la liberté.