FRANCE - ANNIVERSAIRE
Emile Loubet, un paysan à l'Elysée

Né le 31 décembre 1838 à Marsanne, au cœur de la Drôme provençale, Émile Loubet incarne dès son premier souffle cette ascension sociale caractéristique des débuts de la Troisième République, où la paysannerie aisée commence à fournir au régime ses cadres les plus fidèles. Nous célébrons aujourd'hui le 187ème anniversaire de sa naissance.
Issu d'une famille d'agriculteurs propriétaires, ancrée dans ce terroir rhodanien à la fois rugueux et lumineux, il grandit dans un environnement où le labeur et la probité constituent le socle de l'existence. Cette origine provinciale ne le quittera jamais véritablement ; elle forgera son tempérament prudent, son bon sens terrien et cette méfiance instinctive envers les emportements parisiens qui marquera plus tard sa pratique du pouvoir. Son éducation suit la trajectoire classique de la bourgeoisie montante, le menant du collège de Valence aux bancs de la faculté de droit de Paris. C'est dans la capitale, en pleine effervescence du Second Empire, qu'il parfait sa formation juridique, obtenant son doctorat en 1863, sans pour autant se laisser séduire par les sirènes de la vie mondaine parisienne.
Le jeune avocat fait le choix du retour au pays, s'inscrivant au barreau de Montélimar. Ce retour aux sources n'est pas un repli, mais une stratégie d'enracinement. Il y construit patiemment sa vie privée et professionnelle, épousant en 1869 Marie-Louise Picard, union qui lui apportera une stabilité domestique inébranlable et trois enfants. Loin des intrigues de cour, sa vie familiale est celle d'un notable de province, discrète et ordonnée, rythmée par les dossiers du cabinet et la gestion du patrimoine familial. C'est pourtant ce calme apparent qui prépare son entrée en politique. La chute de l'Empire et l'avènement de la République en 1870 agissent comme un révélateur pour cet homme de conviction, républicain modéré mais ferme, qui voit dans le nouveau régime la forme politique adéquate pour la société de classes moyennes qui émerge. Élu maire de Montélimar, il entame un cursus honorum qui illustre parfaitement la méritocratie républicaine.
Son entrée à la Chambre des députés en 1876 marque le début de sa stature nationale. Siégeant sur les bancs de la Gauche républicaine, il n'est pas un tribun tonitruant à la manière d'un Gambetta, mais un travailleur acharné, un homme de dossiers et de commissions. Il fait partie de ces 363 députés qui, lors de la crise du 16 mai 1877, s'opposent à Mac Mahon, liant indéfectiblement son destin à celui du parlementarisme. Cette fidélité aux institutions, cette aversion pour le pouvoir personnel, constituera le fil rouge de sa carrière. En 1885, il quitte la Chambre pour le Sénat, assemblée qui sied davantage à son tempérament pondéré. Le Sénat de la Troisième République est alors la citadelle du régime, le lieu où se tempèrent les passions et où se négocient les grands équilibres. Loubet y excelle, devenant une figure incontournable de ce que l'on nomme alors l'opportunisme, cette politique de réformes progressives qui refuse la rupture brutale.
Ses qualités d'administrateur le conduisent naturellement vers des responsabilités ministérielles. Ministre des Travaux publics en 1887, il se confronte à la réalité de la gestion de l'État. Mais c'est en 1892, lorsqu'il est appelé à la présidence du Conseil tout en détenant le portefeuille de l'Intérieur, que sa stature d'homme d'État est mise à l'épreuve. Il doit gérer la grève de Carmaux, un conflit social emblématique où il tente une médiation délicate, refusant d'envoyer la troupe réprimer les mineurs tout en maintenant l'ordre républicain. Cette position d'équilibre, souvent incomprise, lui vaut des critiques des deux bords, socialistes et conservateurs. Cependant, c'est le scandale de Panama qui fera vaciller son gouvernement. Bien que son intégrité personnelle ne soit pas directement en cause, la tourmente politique qui emporte une partie de la classe dirigeante l'oblige à la démission. Loin de l'abattre, cette traversée du désert relative renforce son image d'homme de recours, intègre et désintéressé.
Son élection à la présidence du Sénat en 1896 le place en position de dauphin constitutionnel. Il incarne la sagesse de la Haute Assemblée, une figure rassurante dans une France déchirée par l'Affaire Dreyfus. Lorsque le président Félix Faure meurt subitement en février 1899, le Congrès se tourne vers Loubet. Son élection à la présidence de la République ne se fait pas sur un programme éclatant, mais sur une nécessité d'apaisement et de défense républicaine. Il est l'homme de la synthèse, capable de rallier les radicaux sans effrayer les modérés. Pourtant, son arrivée à l'Élysée déclenche la fureur des ligues nationalistes et antidreyfusardes. Lors de sa première sortie officielle à l'hippodrome d'Auteuil, il est agressé physiquement, son chapeau enfoncé d'un coup de canne par un aristocrate monarchiste. Cet incident, loin de le ridiculiser, provoque un sursaut républicain. La rue se mobilise pour défendre son président, transformant le magistrat tranquille en symbole de la République menacée.
La présidence Loubet sera marquée par la résolution progressive des grandes crises qui fracturent la France. Face à l'Affaire Dreyfus qui empoisonne le pays, il fait preuve d'un courage politique discret mais efficace. S'il n'a pas le pouvoir de casser le jugement de Rennes, il use de son droit de grâce en faveur du capitaine Dreyfus, sur les conseils de son président du Conseil Waldeck-Rousseau. Ce geste, vilipendé par les nationalistes comme une trahison, est en réalité un acte de haute politique qui permet d'amorcer la pacification des esprits et la réhabilitation future de l'officier. Il soutient sans faille le gouvernement de Défense républicaine, acceptant même l'entrée du socialiste Millerand au gouvernement, une première qui scandalise la bourgeoisie conservatrice mais qui intègre une partie du mouvement ouvrier dans le jeu institutionnel.
Le septennat de Loubet correspond également à une période de transformation profonde des rapports entre l'État et l'Église. Bien que personnellement spiritualiste et modéré, il accompagne le mouvement de laïcisation qui traverse la société française. Il ne s'oppose pas à la politique anticléricale menée par Émile Combes, malgré ses réticences intimes face à la brutalité de certaines mesures contre les congrégations. L'aboutissement de ce processus, la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905, est promulguée sous son autorité. Il l'accepte comme l'expression de la volonté nationale, illustrant sa conception stricte du rôle présidentiel : il n'est pas là pour imposer ses vues, mais pour garantir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Il reçoit le pape et les dignitaires catholiques avec courtoisie, tentant d'atténuer les chocs, mais signe la loi qui met fin au Concordat, acte fondateur de la laïcité française moderne.
Sur le plan international, le président Loubet joue un rôle bien plus actif et personnel, inaugurant une diplomatie présidentielle qui préfigure les pratiques futures. Conscient de l'isolement diplomatique de la France et de la menace grandissante de l'Allemagne wilhelminienne, il s'emploie à renforcer les alliances. Il cultive l'amitié franco-russe, recevant le tsar Nicolas II avec faste lors de sa visite en France et se rendant lui-même en Russie. Ces échanges ne sont pas que protocolaires ; ils visent à consolider le front de l'Est. Plus spectaculaire encore est son rôle dans le rapprochement avec le Royaume-Uni. Rompant avec des siècles d'antagonisme colonial et historique, il œuvre, de concert avec son ministre des Affaires étrangères Delcassé, à l'établissement de l'Entente Cordiale. Sa visite à Londres et la réception du roi Édouard VII à Paris sont des moments clés de ce basculement géopolitique qui redessine la carte des alliances européennes à la veille du premier conflit mondial. Il voyage également en Italie et en Espagne, cherchant à détacher l'Italie de la Triple Alliance, démontrant une vision stratégique lucide des intérêts nationaux.
Au-delà de la politique pure, Émile Loubet incarne un style, une manière d'être président qui rassure. Il parcourt la France, inaugurant gares, hôpitaux et expositions, dont l'Exposition universelle de 1900 à Paris qui marque l'apogée du rayonnement culturel et technologique de la France. Il est le président de la « Belle Époque », d'une France qui s'industrialise, qui découvre l'électricité, l'automobile et le cinéma. Son allure de bourgeois provincial, sa barbe blanche soignée, son accent qui chante le Midi, en font une figure paternelle et bienveillante. Il n'a ni le panache militaire, ni l'arrogance intellectuelle ; il est le président citoyen, accessible, qui semble gérer la France comme on gère une bonne terre, avec prudence et vision à long terme. Il reçoit souverains et chefs d'État avec une simplicité républicaine qui ne manque pas de grandeur, prouvant que la République peut avoir autant de majesté que les monarchies voisines.
À l'approche de la fin de son mandat en 1906, alors que beaucoup le pressent de se représenter, il refuse catégoriquement. Pour lui, la rotation du pouvoir est une vertu cardinale de la démocratie. Il ne veut pas s'accrocher à l'Élysée, estimant avoir rempli son devoir. Ce départ volontaire, sans amertume ni intrigue pour se maintenir, est peut-être sa dernière grande leçon politique. Il quitte le palais présidentiel comme il y est entré, avec dignité, laissant derrière lui une présidence qui a vu la République surmonter ses plus graves crises intérieures et briser son encerclement extérieur. Il a stabilisé les institutions, prouvant qu'elles pouvaient résister aux assauts des extrêmes et s'adapter aux évolutions sociales.
Sa retraite est à l'image de sa vie : simple et retirée. Il retourne dans sa Drôme natale, à Montélimar et à Marsanne, retrouvant les paysages de son enfance. Il s'éloigne totalement de la vie politique nationale, refusant d'intervenir dans les débats ou de jouer les éminences grises. Il redevient le citoyen Loubet, s'occupant de ses terres, lisant, correspondant avec ses amis, mais gardant le silence sur les affaires de l'État. C'est une retraite à la romaine, celle de Cincinnatus retournant à sa charrue après avoir servi la Cité. Il observe de loin la montée des périls, puis le déclenchement de la Grande Guerre, voyant les alliances qu'il avait tissées se mettre en branle pour défendre la patrie. La victoire de 1918 le trouve vieilli mais soulagé de voir la République victorieuse, justifiant l'œuvre de sa génération.
Il s'éteint doucement le 20 décembre 1929 à Montélimar, à l'âge vénérable de 90 ans, alors que la France entre dans une nouvelle ère de turbulences économiques et politiques. Sa mort marque la fin d'une époque, celle des pères fondateurs et consolidateurs de la Troisième République. Son parcours, de la ferme de Marsanne au palais de l'Élysée, reste l'exemple par excellence de l'ascension républicaine, fondée sur le mérite, l'étude et le service public. Il laisse le souvenir d'une présidence « normale » mais cruciale, où la modération fut érigée en art de gouverner, permettant à la France de traverser sans se briser les tempêtes de l'Affaire Dreyfus et de la séparation de l'Église et de l'État. En refusant les excès, en privilégiant le compromis et le respect scrupuleux de la Constitution, Émile Loubet a donné à la fonction présidentielle sous la Troisième République sa définition la plus pure : celle d'une magistrature morale et arbitrale, garante de la continuité de l'État et de l'unité de la nation.