FRANCE - ANNIVERSAIRE
Guy Mollet, le socialisme à l'épreuve du pouvoir

Né le 31 décembre 1905 à Flers, dans l'Orne, Guy Mollet grandit à l'ombre d'une tragédie silencieuse qui marque toute une génération, celle de la Grande Guerre, bien que son destin personnel s'enracine d'abord dans la modestie laborieuse d'un milieu populaire. Nous célébrons aujourd'hui le 120ème anniversaire de sa naissance.
Fils d'un tisserand, il devient pupille de la Nation, un statut qui lie intimement son histoire individuelle à celle de la République protectrice et formatrice. Cette origine sociale, couplée à la méritocratie scolaire, constitue la matrice de son engagement futur. Élève brillant, boursier, il incarne cette ascension républicaine par l'école, accédant au statut de professeur d'anglais. C'est dans les préaux d'école et les salles de classe du Pas-de-Calais, terre de luttes ouvrières et de ferveur militante, qu'il forge sa conscience politique. L'enseignement n'est pas pour lui un simple métier, mais un sacerdoce laïque, une manière d'élever les consciences, qui le conduit naturellement vers la Section française de l'Internationale ouvrière.
Son adhésion au socialisme en 1923 n'est pas une passade de jeunesse, mais l'entrée dans une église séculière dont il apprendra tous les rites et tous les dogmes. Le jeune militant se distingue par une rigueur intellectuelle qui confine parfois à l'austérité. Il se passionne pour le marxisme, qu'il étudie avec le sérieux du pédagogue, cherchant dans les textes théoriques la grille de lecture d'un monde en mutation. Sa vie privée, discrète et rangée, s'efface presque entièrement derrière son engagement public. Marié, père de famille, il mène une existence sans faste, entièrement dévolue à la cause, ce qui renforce son autorité morale auprès des militants de base qui voient en lui l'un des leurs, un homme intègre, éloigné des tentations bourgeoises. L'avant-guerre le voit gravir les échelons locaux, mais c'est le conflit mondial qui va révéler sa capacité de résilience et de commandement. Prisonnier de guerre en 1940, rapatrié sanitaire, il s'engage dans la Résistance, devenant le capitaine "Laboureur". Cette expérience de la clandestinité lui confère une légitimité patriotique incontestable et le prépare aux responsabilités de la Libération.
À la sortie de la guerre, le paysage politique français est bouleversé. La vieille maison socialiste, ébranlée par l'échec de 1940, cherche sa voie entre un Parti communiste auréolé de son statut de "parti des fusillés" et le nouveau Mouvement républicain populaire. C'est dans ce contexte que Guy Mollet révèle son habileté tactique et sa maîtrise de l'appareil partisan. Lors du congrès de 1946, il incarne l'aile gauche du parti, contestant la ligne humaniste et ouverte de Léon Blum et Daniel Mayer. Au nom d'un retour à la pureté doctrinale et à la lutte des classes, il conquiert le secrétariat général de la SFIO. C'est une victoire de l'appareil sur l'intellectuel, du militant sur le penseur. Désormais, et pour plus de deux décennies, il tiendra le parti d'une main de fer, en faisant une machine électorale redoutable, disciplinée, mais progressivement coupée des évolutions sociologiques profondes du pays.
L'homme d'appareil se mue alors en homme d'État au cœur de la Quatrième République, ce régime d'assemblée où les jeux d'alliances et les combinaisons parlementaires sont rois. Député-maire d'Arras, il devient une figure incontournable de ce que l'on nommera la "Troisième Force", cette coalition centriste qui tente de gouverner face à la double opposition des gaullistes et des communistes. Ministre d'État, vice-président du Conseil, il apprend les arcanes du pouvoir, la nécessité du compromis qui contraste souvent avec la radicalité de ses discours de congrès. Ce décalage permanent entre une rhétorique marxiste destinée à galvaniser les militants et une pratique gouvernementale réformiste, voire opportuniste, deviendra la marque de fabrique du "molletisme". Il défend ardemment la construction européenne, voyant dans l'unité du continent le seul rempart contre le retour des nationalismes et la menace soviétique, jouant un rôle clé dans l'élaboration des traités fondateurs.
L'apogée de sa carrière politique survient en 1956, après la victoire du Front républicain, une coalition de gauche porteuse d'immenses espoirs de changement. Nommé président du Conseil, Guy Mollet forme le gouvernement qui détiendra le record de longévité de la Quatrième République. Son bilan social est indéniable et marque durablement la société française : instauration de la troisième semaine de congés payés, création du fonds national de solidarité pour les vieillards, réformes sociales audacieuses qui améliorent concrètement la vie des classes populaires. Pourtant, ce mandat, qui aurait pu rester comme celui des grandes avancées sociales, va se fracasser sur l'écueil colonial. L'Algérie, alors départements français, est en proie à une insurrection qui se transforme en guerre ouverte.
Le drame algérien constitue le tournant tragique de son existence politique. Élu sur un programme de paix en Algérie, Guy Mollet se rend à Alger le 6 février 1956 pour installer un nouveau ministre résident. Accueilli par une foule de Français d'Algérie déchaînés qui lui jettent des tomates et des cris de haine, il cède sous la pression de la rue et de l'armée. Ce recul, psychologique et politique, détermine la suite des événements. Renonçant à la négociation immédiate, il s'engage dans une politique de répression, envoyant le contingent en Algérie, ce qui implique toute la jeunesse française dans le conflit. C'est sous son autorité que sont votés les pouvoirs spéciaux, confiant à l'armée des prérogatives de police étendues qui conduiront aux dérives de la bataille d'Alger. Le socialiste, l'homme de gauche, se retrouve à mener une guerre coloniale dure, justifiée par la nécessité de maintenir l'Algérie dans la France au nom de l'idéal républicain, mais qui fracture profondément sa famille politique et l'isole intellectuellement.
Simultanément, sur la scène internationale, il tente de restaurer la puissance française lors de la crise de Suez à l'automne 1956. Fervent partisan d'Israël et hostile au nationalisme arabe incarné par Nasser, qu'il compare imprudemment à Hitler, il lance la France dans une expédition militaire conjointe avec le Royaume-Uni et Israël. Si l'opération militaire est un succès tactique, elle se solde par un fiasco diplomatique retentissant sous la pression conjuguée des États-Unis et de l'Union soviétique. La France doit battre en retraite, humiliée, marquant la fin de ses prétentions impériales autonomes. Cet échec affaiblit considérablement son gouvernement et, plus largement, le régime parlementaire, incapable de faire face aux défis de la décolonisation.
La chute de son gouvernement en mai 1957 ne met pas fin à son influence, mais le place dans une position de plus en plus inconfortable. La Quatrième République agonise, paralysée par la question algérienne. En mai 1958, face aux émeutes d'Alger et à la menace d'un coup d'État militaire, Guy Mollet joue un rôle de charnière historique décisif et controversé. Contrairement à une partie de la gauche qui crie au fascisme, il choisit de négocier le retour du général de Gaulle au pouvoir. Il voit en l'Homme du 18 juin le seul rempart capable d'éviter la guerre civile et de rétablir l'autorité de l'État sur l'armée. Il participe à la rédaction de la nouvelle Constitution, acceptant un régime présidentiel fort qui rompt avec la tradition parlementaire chère aux socialistes. Ministre d'État du premier gouvernement de Gaulle, il cautionne la transition vers la Cinquième République, espérant pouvoir peser sur les événements de l'intérieur.
Cependant, l'alliance est de courte durée. La pratique du pouvoir gaullienne, le style monarchique du nouveau président et surtout sa politique économique et européenne éloignent rapidement Guy Mollet de la majorité. Dès 1959, il bascule dans l'opposition, mais c'est une opposition complexe, entravée par son soutien initial au régime. Il tente alors de reconstruire la gauche non communiste, cherchant inlassablement à unir les familles socialistes et démocrates. Il reste le maître incontesté de la SFIO, verrouillant l'appareil contre les rénovateurs qui émergent, comme François Mitterrand ou Michel Rocard. Cette fin de carrière est marquée par une forme de rigidité ; Guy Mollet devient le gardien du temple d'un socialisme à l'ancienne, méfiant envers les nouvelles gauches issues de mai 1968, qu'il ne comprend pas et qui le rejettent comme un symbole du passé.
Les années 1960 sont celles d'un lent déclin politique. S'il participe à la création de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), il en perd le leadership au profit de François Mitterrand, dont il se méfie pourtant profondément. Il assiste, amer, à la montée en puissance de ce rival qui finira par absorber la vieille SFIO dans le nouveau Parti socialiste au congrès d'Épinay en 1971. Guy Mollet, l'homme qui avait tenu le parti pendant un quart de siècle, se retrouve marginalisé, figure respectée mais dépassée, reléguée au rang d'ancêtre tutélaire dont on écoute poliment les leçons d'histoire sans en suivre les consignes. Il se replie sur ses terres d'Arras, continuant à gérer sa ville avec le paternalisme bienveillant du notable de province, tout en animant un centre de recherches socialistes où il tente de théoriser son action passée et de justifier ses choix, notamment sur l'Algérie, plaie jamais refermée de sa conscience politique.
Sur le plan personnel, les dernières années de sa vie sont celles d'une solitude relative, bien que toujours entouré de fidèles qui voient en lui l'incarnation d'une certaine morale républicaine. Il consacre du temps à l'écriture et à la réflexion théorique, tentant de démontrer la cohérence d'un parcours souvent jugé sinueux par ses contemporains. Il reste persuadé d'avoir agi au mieux pour la République et pour le socialisme, victime des circonstances tragiques de l'histoire plutôt que de ses propres errances. Sa santé décline, marquée par les années de luttes incessantes et le poids des responsabilités écrasantes qu'il a portées. Il a traversé le siècle, de la lampe à huile aux centrales nucléaires, des tranchées de Verdun à la dissuasion, accompagnant les mutations douloureuses d'une France qui a dû renoncer à son Empire pour se moderniser.
Guy Mollet meurt le 3 octobre 1975 à Paris. Sa disparition suscite des hommages contrastés, reflétant l'ambiguïté de son héritage. Pour les uns, il reste le grand réformateur social de 1956 et l'homme de la fidélité au parti ; pour les autres, il demeure celui qui a intensifié la guerre d'Algérie et permis l'avènement d'un régime personnel qu'il a ensuite combattu. Son parcours illustre le drame de la social-démocratie française au XXe siècle : écartelée entre ses idéaux internationalistes et pacifistes et la réalité brutale de la gestion d'un État colonial en décomposition. Il laisse derrière lui un parti structuré mais anémié, qu'il aura fallu refonder totalement pour qu'il puisse espérer revenir au pouvoir. L'histoire retient de lui l'image d'un homme de dossiers et d'appareil, intègre et dogmatique, un patriote sincère dont la rigidité doctrinale s'est heurtée à la complexité du monde réel, incarnant jusqu'au bout les contradictions d'une époque charnière où la France cherchait douloureusement sa place dans le monde moderne.