ARABIE SAOUDITE - ANNIVERSAIRE
Salman bin Abdulaziz Al Saud, le dernier des grands fils

Né le 31 décembre 1935 à Riyad, Salman bin Abdulaziz Al Saud incarne à lui seul la mémoire institutionnelle et politique du royaume saoudien, traversant les époques comme un trait d'union vivant entre la fondation tribale de l'État et sa projection brutale dans la modernité du XXIe siècle. Il fête aujourd'hui ses 90 ans.
Sa venue au monde intervient trois ans seulement après la proclamation officielle du Royaume d'Arabie saoudite par son père, le roi Abdulaziz. Il est le vingt-cinquième fils du fondateur, mais surtout l'un des sept garçons nés de l'union stratégique et féconde entre le roi et Hassa bint Ahmed Al Sudairi. Ce groupe, connu sous le nom des "Sept Sudairis", constituera plus tard le pôle de pouvoir le plus influent au sein de la famille royale, une véritable force politique interne qui façonnera l'histoire du pays pendant plus d'un demi-siècle.
L'enfance de Salman se déroule dans le palais Murabba, une structure de briques de boue qui contraste singulièrement avec le futurisme de verre et d'acier qu'il contribuera à ériger. Son éducation est celle, classique et rigoureuse, des princes de son rang, dispensée à l'École des Princes établie par son père. Il y reçoit une formation centrée sur la religion, la mémorisation du Coran qu'il achève à l'âge de dix ans, et les rudiments de la gestion des affaires tribales. Cette éducation, bien que traditionnelle, lui inculque très tôt le sens de la discipline et de la hiérarchie, des valeurs qui deviendront les piliers de sa méthode de gouvernement. Il grandit dans l'ombre tutélaire de son père, observant les mécanismes complexes de la diplomatie du désert, faite d'alliances matrimoniales, de distribution de largesses et de justice expéditive. C'est dans ce creuset que se forge sa compréhension intime des équilibres précaires qui maintiennent l'unité du royaume.
Sa vie privée, bien que protégée par les hauts murs de la discrétion wahhabite, révèle les stratégies d'alliances propres à la dynastie. Il épouse en premières noces sa cousine Sultana bint Turki Al Sudairi, décédée en 2011, avec qui il aura la majorité de ses enfants, dont le prince Fahd et le prince Ahmed, mais aussi Sultan, le premier astronaute arabe, et Abdulaziz, futur ministre de l'Énergie. Il contractera d'autres unions, notamment avec Fahda bint Falah Al Hithlain, mère de Mohammed bin Salman, son futur héritier. La tragédie marquera également son parcours personnel avec la perte prématurée de deux de ses fils, Fahd et Ahmed, des épreuves qui renforceront son image de patriarche stoïque et résilient. Sa santé, objet de spéculations récurrentes, notamment après un accident vasculaire cérébral et une opération du dos, n'a jamais semblé entamer sa détermination à tenir les rênes, bien que cela ait accéléré la délégation de pouvoirs vers sa descendance directe dans ses dernières années.
L'entrée de Salman dans la vie publique est précoce et marque le début d'une carrière administrative d'une longévité exceptionnelle. Nommé gouverneur de la province de Riyad une première fois en 1954 à l'âge de dix-neuf ans, puis confirmé en 1963, il conservera ce poste pendant près de cinquante ans. Ce demi-siècle à la tête de la capitale est fondamental pour comprendre sa vision politique. Il ne s'agit pas d'une simple fonction administrative, mais d'un véritable laboratoire de la transformation nationale. Sous sa tutelle, Riyad passe du statut de bourgade de 200 000 habitants à celui de métropole mondiale abritant plus de cinq millions d'âmes. Il supervise la planification urbaine, gère les contrats faramineux avec les firmes occidentales et navigue entre les exigences du clergé conservateur et les nécessités de la modernisation.
Durant ce mandat interminable, Salman s'impose comme le "shérif" de la famille royale. Il détient les dossiers, connaît les secrets et gère les dérapages des milliers de princes qui composent la maison des Saoud. Il possède une prison privée dans son palais pour discipliner les membres de la famille récalcitrants, jouant le rôle de médiateur indispensable lors des querelles intestines. Cette position centrale lui permet de tisser un réseau de loyautés inébranlable au sein de l'appareil d'État, des services de renseignement aux chefs tribaux, en passant par les cercles religieux. Il est le gardien du consensus, l'homme vers qui l'on se tourne pour maintenir l'unité de la famille face aux menaces extérieures et aux séditions intérieures. Il incarne la légitimité historique et la continuité administrative, traversant les règnes de ses frères Saud, Fayçal, Khalid et Fahd sans jamais s'éloigner du centre du pouvoir.
Le tournant politique majeur intervient en 2011. La biologie rattrapant la gérontocratie saoudienne, les décès successifs de ses frères, le prince héritier Sultan puis le prince héritier Nayef, propulsent Salman sur le devant de la scène nationale. En novembre 2011, il est nommé ministre de la Défense. Il prend ainsi le contrôle de l'armée la mieux équipée du monde arabe, consolidant son emprise sur le hard power du royaume au moment où le Moyen-Orient s'embrase avec les printemps arabes. En juin 2012, il est désigné prince héritier. Durant ces années de transition, il voyage beaucoup, représentant le roi Abdallah vieillissant, et commence à placer ses pions, préparant méticuleusement son accession au trône. Il observe l'instabilité régionale, la montée en puissance de l'Iran et les hésitations de l'allié américain, autant de facteurs qui le convainquent de la nécessité d'une politique plus assertive.
Le 23 janvier 2015, à la mort du roi Abdallah, Salman bin Abdulaziz devient le septième roi d'Arabie saoudite. Il a alors 79 ans. Contrairement aux attentes de nombreux observateurs qui prédisaient un règne de transition, court et immobile, Salman enclenche une rupture politique brutale et profonde. Dès les premières heures de son règne, il remanie l'ordre de succession avec une audace qui surprend les chancelleries. Il écarte progressivement les autres branches de la famille pour concentrer le pouvoir autour de sa propre lignée. La nomination de son neveu Mohammed bin Nayef comme prince héritier, puis son remplacement en 2017 par son propre fils, Mohammed bin Salman, marque la fin du système de succession adelphique (de frère à frère) instauré par le fondateur, au profit d'une transmission verticale (de père à fils). C'est une révolution institutionnelle qui transforme la monarchie saoudienne, passant d'un consensus collégial entre les fils d'Abdulaziz à un pouvoir centralisé et quasi absolu.
Sur le plan intérieur, le règne de Salman est marqué par une volonté de restructuration économique et sociale sans précédent, pilotée par son fils mais couverte par son autorité morale. Il autorise des réformes sociétales impensables quelques années auparavant, comme la levée de l'interdiction de conduire pour les femmes, l'ouverture de cinémas et la limitation des pouvoirs de la police religieuse. Cependant, cette ouverture sociétale s'accompagne d'un verrouillage politique strict. La lutte contre la corruption, symbolisée par la détention de centaines de princes et d'hommes d'affaires au Ritz-Carlton de Riyad en 2017, sert autant à renflouer les caisses de l'État qu'à briser toute velléité de contestation au sein de l'élite. Salman, fort de sa légitimité historique, offre le bouclier nécessaire à ces purges, permettant à l'État de reprendre le contrôle sur les fiefs féodaux qui s'étaient constitués au fil des décennies.
La politique étrangère sous son mandat rompt également avec la prudence traditionnelle de la diplomatie saoudienne. Dès mars 2015, il lance l'opération "Tempête décisive" au Yémen pour contrer l'influence des rebelles Houthis soutenus par l'Iran. Cette guerre, qui s'enlise et provoque une crise humanitaire majeure, témoigne de la nouvelle doctrine Salman : une volonté d'interventionnisme militaire direct pour préserver la sphère d'influence saoudienne face à l'arc chiite. Parallèlement, il adopte une ligne dure vis-à-vis du Qatar, initiant un blocus diplomatique et économique en 2017 qui fracturera le Conseil de coopération du Golfe pendant plusieurs années. Sa relation avec les États-Unis connaît des fluctuations, chaleureuse sous la présidence de Donald Trump, qui choisit Riyad pour son premier voyage officiel, plus froide sous l'administration Biden, critique sur le dossier des droits de l'homme et l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi.
Malgré les controverses internationales et les défis économiques liés à la fluctuation des prix du pétrole, Salman maintient le cap de sa "Vision 2030", un plan ambitieux visant à sortir le royaume de sa dépendance aux hydrocarbures. Il supervise le lancement de mégaprojets comme NEOM, tout en veillant à ne pas aliéner totalement les bases conservatrices du royaume. Son rôle est celui d'un équilibriste : il doit rassurer les religieux wahhabites garants de la légitimité du trône, tout en permettant à la jeunesse saoudienne, majoritaire démographiquement, d'accéder à des loisirs et à un mode de vie globalisé. Il incarne cette dualité en apparaissant tantôt en costume traditionnel dans les danses de l'épée, rappelant ses origines bédouines, tantôt en signant des décrets modernisateurs qui bousculent les certitudes séculaires.
Au crépuscule de sa vie, le roi Salman apparaît moins dans les affaires courantes, laissant la gestion quotidienne à son fils et prince héritier. Pourtant, sa présence demeure la clé de voûte du système. Il reste le garant ultime de l'unité nationale et de la stabilité de la famille régnante. Chaque apparition publique est scrutée, chaque discours analysé comme l'expression de la volonté souveraine. Il a réussi à opérer la transition la plus délicate de l'histoire du royaume : le passage du pouvoir de la génération des fils du fondateur à celle des petits-fils. En choisissant d'imposer son fils, il a pris le risque de la division familiale pour assurer, selon sa vision, la pérennité de l'État face aux défis du XXIe siècle.
Son parcours est celui d'un homme d'État qui a su attendre son heure, accumulant patiemment expérience et réseaux pendant un demi-siècle de gouvernance locale avant de déployer, une fois sur le trône, une vision qui transforme radicalement la nature même du pouvoir saoudien. Il n'est pas simplement un roi de plus dans la liste des monarques saoudiens ; il est celui qui a refermé le chapitre de la fondation pour ouvrir, avec une détermination parfois implacable, celui de la refondation. Entre tradition wahhabite et nationalisme saoudien, entre solidarité dynastique et concentration du pouvoir, Salman bin Abdulaziz aura été l'architecte d'une Arabie saoudite nouvelle, dont les contours définitifs et les conséquences à long terme restent encore à écrire par l'histoire. Il laisse un royaume en pleine mutation, ayant troqué la prudence du consensus pour l'efficacité de la verticalité, un pari historique dont il porte l'entière responsabilité devant son peuple et devant l'histoire de sa lignée.