CANADA - ANNIVERSAIRE

Wabanakwut Kinew, le réveil d'une nation dans la voix d'un homme

Né le 31 décembre 1981 à Kenora, alors que l’hiver canadien enveloppait de son manteau blanc les terres ancestrales de l’Ontario, Wabanakwut Kinew entra dans ce monde marqué par le sceau d’une dualité tragique et sublime. Il fête aujourd'hui ses 44 ans.

C'était un enfant du solstice, un fils de la dernière heure de l’année, portant un nom qui signifie nuage gris en ojibwé, une prophétie de tempêtes mais aussi de la pluie féconde qui suit l'orage. Il vit le jour au sein de la Première Nation Onigaming, là où le sang des Anishinaabe pulse encore sous la glace des lacs, mais son destin ne devait pas se cantonner à la réserve. Il était le fruit d'une union complexe, celle de Tobasonakwut Kinew, chef héréditaire et survivant des pensionnats autochtones, et de Kathi Avery, une universitaire blanche, incarnant dans sa propre chair la rencontre brutale et nécessaire de deux mondes qui s’étaient trop longtemps regardés en chiens de faïence.

Dès ses premiers pas, l’histoire de ce garçon fut celle d’un exil intérieur. La famille quitta les vastes horizons de l’Ontario pour la géométrie urbaine de Winnipeg, cette ville carrefour où le vent des Prairies siffle aux oreilles des hommes des vérités qu'ils ne veulent pas entendre. Là, dans les banlieues pavillonnaires, le jeune Wabanakwut grandit avec l’héritage écrasant de son père. Tobasonakwut était un colosse, une figure d’autorité spirituelle et politique, mais il portait en lui les démons silencieux de l’assimilation forcé. Le père, qui avait connu l’horreur des pensionnats, cette machine à broyer l’âme indienne, transmettait à son fils une culture fière et vibrante, mais aussi, par ses silences et ses colères, la cicatrice béante d’un peuple humilié. L’enfant apprit très tôt que l’histoire n’est pas un livre poussiéreux, mais une morsure vive dans la chair des vivants. À l’école, il découvrit le racisme, ce venin ordinaire qui, d’une insulte ou d’un regard, renvoie l’individu à une altérité supposée inférieure.

L’adolescence de Kinew fut une révolte, un cri jeté à la face d’une société qui ne semblait pas vouloir de lui. Comme tant d’autres fils de peuples déracinés, il chercha dans la fureur du monde un écho à son propre tourment. Il se tourna vers la musique, vers le rap, cette poésie du bitume et de la rage, formant le groupe Dead Indians. Les textes qu’il déclamait alors étaient chargés de violence, parfois empreints d’une misogynie qu’il renierait plus tard avec la force du repentir, mais qui témoignaient de la confusion d’un jeune homme cherchant sa virilité dans les décombres de l’identité coloniale. C’était l’époque des ténèbres, ces années où le futur Premier ministre sombra dans l’alcool, cherchant l’oubli au fond des verres comme on cherche une issue de secours dans un bâtiment en flammes. La justice des hommes le rattrapa; des condamnations pour conduite en état d’ivresse et pour des violences, notamment envers un chauffeur de taxi, marquèrent son casier judiciaire comme autant de stigmates d’une vie qui déraille.

Pourtant, dans la tradition de Michelet, il n’est point de héros sans chute, ni de résurrection sans descente aux enfers. Le salut vint de la terre et du sang. Lors d’une cérémonie de la Danse du Soleil, alors que le corps est éprouvé et l’esprit mis à nu, Wabanakwut reçut une vision, ou du moins une certitude : celle de devoir être meilleur, non pour lui-même, mais pour ceux qui viendraient après lui. La naissance de ses propres enfants et la maladie de son père agirent comme des catalyseurs. Tobasonakwut, le vieux chef, se mourait d’un cancer. Dans cette agonie lente, une réconciliation bouleversante s’opéra. Le fils, devenu journaliste à la CBC, entreprit de raconter cette fin de vie, transformant la douleur privée en une leçon universelle dans son ouvrage La raison pour laquelle tu marches. Ce livre ne fut pas seulement un succès littéraire; ce fut l’acte de naissance d’un homme d’État. En pardonnant à son père ses absences et en comprenant la source de sa douleur, Wab Kinew pardonnait aussi à l’histoire du Canada, non pour l'oublier, mais pour la dépasser.

Sa carrière médiatique fut fulgurante. À la télévision publique, il devint le visage d’une nouvelle ère. Il animait, expliquait, débattait, imposant sa haute stature et son éloquence précise. Il n’était plus le rappeur en colère, mais le pédagogue d’une nation en quête de sens. Avec l’émission 8th Fire, il tendit un miroir au Canada, forçant le pays à regarder en face la réalité autochtone, non plus comme un problème à résoudre, mais comme une relation à guérir. Il voyageait entre les mondes, aussi à l’aise dans les corridors de l’université de Winnipeg, où il dirigeait l’inclusion autochtone, que sur les scènes culturelles. Mais la parole, si puissante soit-elle, ne suffit pas à changer les lois. Il fallait entrer dans l’arène, là où le fer croise le fer, là où se décide le sort de la cité.

En 2016, il se lança dans la bataille politique sous la bannière du Nouveau Parti démocratique (NPD). La circonscription de Fort Rouge, au cœur de Winnipeg, devint son bastion. L’entrée en politique ne fut pas un tapis rouge, mais un chemin de ronces. Ses adversaires, fouillant le passé avec la minutie des inquisiteurs, exhumèrent ses erreurs de jeunesse, ses textes de rap, ses démêlés avec la justice. La campagne fut brutale. On voulut le réduire à ses fautes, l’enfermer dans la caricature de « l’Indien ivre » que la société coloniale avait elle-même construite. Mais Kinew fit front. Il ne nia rien, il ne se cacha pas. Avec une humilité désarmante, il confessa ses péchés, expliqua son chemin de rédemption, et demanda aux électeurs de le juger sur l’homme qu’il était devenu, et non sur le garçon perdu qu’il avait été. Le peuple, qui sait reconnaître la sincérité dans la voix de ceux qui ont souffert, lui accorda sa confiance. Il fut élu député.

L’année suivante, en 2017, il prit la tête du parti. Devenir chef de l’Opposition officielle n’était pas une mince affaire pour un homme dont le père n’avait même pas le droit de vote à sa naissance. C’était une révolution symbolique, un tremblement de terre silencieux dans les fondations du pouvoir manitobain. Pendant des années, face au gouvernement conservateur de Brian Pallister puis d’Heather Stefanson, il affûta ses armes. Il apprit la patience, la stratégie, l’art de rassembler au-delà des divisions partisanes. Il parlait de santé, d’éducation, du coût de la vie, refusant d’être uniquement le porte-parole des Autochtones, mais voulant être la voix de tous les oubliés, de tous les petits, de tous ceux que la machine économique broie sans remords. Il tissa une coalition improbable entre les progressistes urbains de Winnipeg et les communautés rurales, entre les syndicalistes et les rêveurs.

Puis vint l’année 2023. L’automne s’annonçait, et avec lui, l’odeur de la poudre électorale. La campagne fut âpre. Les conservateurs, sentant le sol se dérober sous leurs pieds, tentèrent une dernière fois de jouer la carte de la peur, celle de la division, refusant de fouiller les poubelles d'une décharge pour retrouver les corps de femmes autochtones assassinées, un refus qui sonna comme le glas de leur humanité aux yeux de beaucoup. Wab Kinew, lui, parcourait la province, infatigable. Il portait un message simple : l’unité. « Un seul Manitoba », répétait-il, comme une incantation pour souder les fragments épars de la mosaïque provinciale. Il parlait avec la gravité des anciens et la fougue de la jeunesse. Il promettait de réparer le système de santé, d’être le Premier ministre de tous, sans exception.

Le soir du 3 octobre 2023, l’histoire retint son souffle. Les urnes, ces boîtes silencieuses où se joue le destin des peuples, rendirent leur verdict. Une vague orange déferla sur Winnipeg et se répandit, renversant les forteresses conservatrices. Le NPD remporta une majorité absolue. Wab Kinew, l’enfant d’Onigaming, le fils du survivant des pensionnats, était désigné Premier ministre du Manitoba. Ce n’était pas seulement une alternance politique ; c’était un renversement cosmique. Pour la première fois dans l’histoire de la Confédération canadienne, un membre des Premières Nations prenait la tête d’une province.

Lorsqu’il monta sur scène ce soir-là, sous les acclamations d’une foule en délire où se mêlaient toutes les couleurs de peau, l’émotion était palpable, presque solide. Il ne parlait pas seul. À travers lui, c’étaient des générations d’ancêtres qui prenaient la parole, ceux qui avaient été parqués dans des réserves, ceux dont on avait coupé les cheveux et volé la langue, ceux qui étaient morts dans l’indifférence du froid. Il commença par remercier son épouse, Lisa Monkman, son roc, et ses enfants, l’avenir. Puis, s’adressant aux jeunes Autochtones qui regardaient leurs écrans, il prononça ces mots qui résonneront longtemps dans la conscience canadienne : « Si vous croyez en vous, il n'y a rien que vous ne puissiez accomplir ».

Son mandat débuta sous le signe de l’action et du symbole. La prestation de serment fut un moment de grâce, où le protocole britannique se mêla aux rituels anishinaabe, le tambour sacré résonnant sous les ors du Palais législatif. Le nouveau Premier ministre s’attaqua immédiatement aux chantiers qu’il avait promis : la crise du système de santé, le coût de la vie, et cette plaie ouverte qu’est l’itinérance. Il forma un gouvernement à l’image du Manitoba moderne, divers, compétent, et résolu. Il montra que l’on pouvait être un homme de gauche sans être un dogmatique, un gestionnaire sans perdre son âme.

Mais au-delà des lois et des budgets, l’œuvre de Wab Kinew est d’ordre spirituel. Il incarne la possibilité d’une guérison. Il est la preuve vivante que le cycle de la violence peut être brisé, que le traumatisme intergénérationnel n’est pas une fatalité gravée dans le marbre, mais un fardeau que l’on peut déposer pour prendre son envol. Il gouverne avec la mémoire de Tobasonakwut sur une épaule et les espoirs de la jeunesse manitobaine sur l’autre. Sa vie, commencée dans l’ombre d’une histoire coloniale oppressive, s’est épanouie dans la lumière de la responsabilité démocratique.

Wabanakwut Kinew marche aujourd’hui dans les corridors du pouvoir, non comme un invité, mais comme le propriétaire légitime qui a recouvré les clés de la maison. Il rappelle à chaque instant, par sa présence et par ses actes, que le Canada ne peut être grand que s’il accepte enfin de regarder son passé pour mieux embrasser son avenir. C’est l’histoire d’un homme, certes, avec ses failles et ses triomphes, mais c’est surtout, à la manière dont Michelet voyait l’histoire, la marche irrésistible d’un peuple qui, après avoir traversé la longue nuit de l’oubli, se lève enfin pour saluer l’aube. C'est le chant de la terre qui retrouve sa voix, une voix rauque et belle, forgée dans la douleur et polie par l'espérance, qui désormais guide le navire de l'État sur les flots incertains du XXIe siècle.