CHILI - PRESIDENTIELLE DU 14 DECEMBRE
Un duel existentiel entre l'ordre radical et l'héritage de la gauche

Santiago retient son souffle sous le poids d'une polarisation extrême
Santiago, 12 décembre 2025. La chaleur étouffante de ce début d'été austral semble peser plus lourdement que d'habitude sur les épaules des Santiaguinos. Dans les rues du centre-ville, le brouhaha habituel des vendeurs ambulants et le trafic incessant de l'Avenida Alameda ne parviennent pas à masquer une tension palpable, presque électrique. Ce dimanche 14 décembre, le Chili ne se contente pas d'élire un nouveau président ; il s'apprête à trancher entre deux visions du monde diamétralement opposées, creusant un fossé vertigineux au sein de la société.
Les affiches électorales, dont beaucoup portent les stigmates de la colère populaire — déchirées, taguées ou recouvertes de slogans vengeurs —, témoignent de la violence symbolique de cette campagne. D'un côté, le visage sévère mais rassurant pour certains de José Antonio Kast, promettant de "nettoyer la maison" ; de l'autre, le regard déterminé de Jeannette Jara, appelant à ne pas céder un pouce de terrain aux "forces de la régression". Jamais depuis le retour de la démocratie en 1990, le pays n'avait connu une telle dichotomie. Le centre politique, autrefois clé de voûte de la stabilité chilienne, a été balayé lors du premier tour, laissant place à un face-à-face que beaucoup d'analystes locaux qualifient de "choc des trains".
L'atmosphère qui règne dans le pays est dominée par un sentiment d'urgence sécuritaire. Il suffit d'ouvrir les pages des quotidiens locaux ou d'écouter les matinales radio pour comprendre que la peur est devenue le principal moteur électoral. Les reportages sur le crime organisé, les "portonazos" (vols de voiture avec violence) et l'infiltration de mafias transnationales tournent en boucle. C'est dans ce climat anxiogène que les électeurs se préparent à se rendre aux urnes, contraints par le vote obligatoire, une variable qui a bouleversé la sociologie électorale traditionnelle. Ce n'est plus seulement l'élite politisée qui vote, mais le "Chili profond", celui des banlieues périphériques et des zones rurales, fatigué par l'incertitude économique et la violence.
Dans les cafés du quartier Lastarria ou de Providencia, les discussions sont feutrées mais passionnées. On y parle moins de programmes détaillés que de survie. Pour une partie de la population, la victoire de la gauche signifierait la continuation d'une dérive économique et institutionnelle ; pour l'autre, le retour de la droite radicale marquerait la fin des libertés civiles et une régression autoritaire insupportable. Cette peur réciproque fige le pays dans une attente anxieuse. Les centres commerciaux, habituellement bondés à l'approche de Noël, semblent eux-mêmes fonctionner au ralenti, comme si toute décision d'achat ou d'investissement était suspendue au verdict des urnes.
La campagne de l'entre-deux-tours a été courte, brutale et sans concession. Les débats télévisés n'ont pas permis de rapprochement, bien au contraire. Ils ont servi de tribunes pour des attaques personnelles virulentes, où l'accusation de "communisme" répondait à celle de "fascisme". Cette rhétorique guerrière a infiltré les repas de famille et les groupes WhatsApp, fracturant des amitiés de longue date. Le Chili, souvent cité comme un modèle de stabilité en Amérique Latine, expose aujourd'hui ses plaies à vif. La méfiance envers les institutions atteint des sommets, et quel que soit le vainqueur dimanche soir, la tâche de réconcilier ce pays divisé s'annonce titanesque.
Ce qui frappe l'observateur étranger, c'est l'absence de joie dans cette fête démocratique. Il n'y a pas l'euphorie des grands changements, mais la gravité des moments fatidiques. Les forces de l'ordre sont déjà déployées autour des points stratégiques de la capitale, anticipant d'éventuels débordements à l'annonce des résultats. Car au-delà du nom du futur locataire du palais de La Moneda, c'est la capacité du Chili à maintenir sa cohésion sociale qui est en jeu ce week-end. Dans ce silence lourd qui précède la tempête électorale, chaque Chilien semble mesurer que le vote de dimanche ne sera pas une simple formalité administrative, mais un acte fondateur pour les décennies à venir.
José Antonio Kast et la promesse d'une main de fer pour un pays en quête d'ordre
La montée en puissance de José Antonio Kast n'est pas un accident de l'histoire, mais le résultat méthodique d'une stratégie ancrée dans les angoisses profondes de la société chilienne. Arrivé en tête du premier tour, le leader du Parti Républicain a su capter, mieux que quiconque, la demande d'autorité qui traverse le pays. Son quartier général, situé dans le secteur aisé de Las Condes, bourdonne d'une activité frénétique mais disciplinée. Ici, pas d'improvisation : tout est millimétré pour projeter l'image d'un gouvernement prêt à entrer en fonction dès la première minute.
Le cœur de l'offre politique de Kast repose sur un concept simple et redoutable : le "Plan Barrido Total" (Plan Balayage Total). Ce programme, omniprésent dans ses discours et sur les réseaux sociaux, promet une reprise en main drastique de la sécurité publique. Il ne s'agit plus seulement de réformer la police, mais de militariser la lutte contre le crime organisé. Kast propose la construction de nouvelles prisons de haute sécurité, l'expulsion immédiate des étrangers en situation irrégulière ayant commis des délits, et une protection juridique renforcée pour les carabiniers faisant usage de leur arme de service. Pour ses partisans, ces mesures ne sont pas excessives ; elles sont la réponse nécessaire à une situation devenue incontrôlable.
Lors de son dernier grand meeting de campagne, Kast est apparu sur scène non pas comme un tribun exalté, mais comme un père de famille sévère, garant de la tradition et de l'ordre. Il parle calmement, sans élever la voix, ce qui rend ses propositions radicales d'autant plus percutantes. Il a su rallier à sa cause une grande partie de l'électorat de la droite traditionnelle, qui s'était initialement tournée vers Evelyn Matthei. L'effondrement de cette dernière au premier tour a profité au candidat républicain, qui a réussi l'exploit d'unifier sous sa bannière les conservateurs libéraux et les nationalistes purs et durs.
Sur le plan économique, Kast joue la carte du libéralisme décomplexé. Il promet de "libérer les forces productives" du Chili en réduisant drastiquement la bureaucratie et les impôts pour les entreprises. Son discours séduit particulièrement les petits entrepreneurs et les agriculteurs du sud du pays, qui se sentent abandonnés par l'État et menacés par l'insécurité. Pour eux, Kast est le seul capable de restaurer l'état de droit en Araucanie et de relancer une économie stagnante. Il martèle que sans sécurité, il n'y a pas d'investissement, et sans investissement, pas d'emploi. Cette équation simple résonne fortement dans un pays où la croissance s'est essoufflée.
Cependant, cette quête d'ordre suscite aussi de vives inquiétudes. Ses détracteurs, et une partie de la presse centriste, pointent du doigt les risques d'une dérive autoritaire. Ses propositions sur le droit des femmes et son conservatisme moral inquiètent les jeunes urbains et les mouvements féministes. Mais Kast a appris à esquiver ces critiques en les qualifiant de "caricatures de la gauche". Il se présente comme le candidat du bon sens, celui qui ose dire tout haut ce que la "majorité silencieuse" pense tout bas. Il utilise habilement les réseaux sociaux, notamment TikTok, pour toucher un électorat jeune et dépolitisé, fatigué des discours idéologiques complexes.
La force de Kast réside dans sa constance. Depuis sa défaite en 2021 face à Gabriel Boric, il n'a jamais dévié de sa ligne. Il a patiemment attendu que l'usure du pouvoir fasse son œuvre sur le gouvernement de gauche. Aujourd'hui, il se présente comme l'antidote au chaos, la seule alternative crédible pour redresser le pays. Son slogan, "Atrévete" (Ose), est une invitation à rompre avec le politiquement correct. À quelques heures du scrutin, les sondages le donnent favori, mais l'écart reste dans la marge d'erreur. Kast sait que sa victoire dépendra de sa capacité à mobiliser les abstentionnistes et à rassurer ceux qui redoutent encore son intransigeance. Il joue donc la carte de l'apaisement sur la forme, tout en restant inflexible sur le fond.
Jeannette Jara, le pari risqué de la gauche pour sauver l'héritage social
Face au rouleau compresseur républicain, la gauche chilienne a dû se réinventer dans l'urgence, et c'est Jeannette Jara qui porte désormais ses espoirs. Ministre du Travail sortante, figure respectée du Parti Communiste, elle a réussi à déjouer les pronostics qui la donnaient perdante dès les primaires. Sa présence au second tour est en soi une victoire tactique, mais le défi qui l'attend est immense : rassembler une majorité dans un pays qui semble avoir viré à droite.
Jara ne joue pas la carte de la révolution, mais celle de la protection. Sa campagne est axée sur la défense des acquis sociaux et la promesse d'un État protecteur face aux incertitudes du marché. Elle a parcouru le pays en mettant en avant son bilan ministériel, notamment la réduction du temps de travail et l'augmentation du salaire minimum, des mesures concrètes qui parlent aux classes populaires. Son style est direct, empathique, loin des grandes théories académiques qui ont parfois coupé la gauche de sa base. Elle se présente comme "la candidate des travailleurs", celle qui connaît le prix du pain et les difficultés de fin de mois.
Le programme de Jara pour ce second tour tente de répondre au besoin de sécurité sans renier ses principes. Elle propose de s'attaquer à la "route de l'argent sale", en mettant l'accent sur le démantèlement des réseaux financiers du crime organisé plutôt que sur la seule répression de rue. Elle parle de renforcer le renseignement et la coopération internationale, tentant de crédibiliser la gauche sur un terrain où elle est traditionnellement perçue comme faible. Cependant, elle doit composer avec le lourd héritage de l'administration sortante, dont la popularité est en berne. Chaque critique adressée au gouvernement actuel est une pierre dans son jardin qu'elle doit esquiver ou assumer.
Son grand défi est de mobiliser la jeunesse et les classes moyennes urbaines qui avaient porté Gabriel Boric au pouvoir, mais qui ont été déçues par la lenteur des réformes. Pour cela, elle agite le spectre d'un retour en arrière sur les droits sociétaux. Le droit à l'avortement, les protections pour les minorités sexuelles, l'éducation publique : tout cela, dit-elle, est menacé par l'agenda conservateur de Kast. Son meeting de clôture à Puente Alto, bastion populaire de Santiago, a été une démonstration de force, rassemblant une foule immense sous les drapeaux rouges et les chants de l'Unité Populaire, réactualisés pour le XXIe siècle.
Mais Jara doit aussi rassurer les marchés et le centre politique. Elle a multiplié les gestes d'ouverture, promettant une gestion budgétaire rigoureuse et un dialogue constant avec le secteur privé. Elle sait que pour gagner, elle a besoin des voix de ceux qui ont voté pour des candidats modérés au premier tour. C'est un exercice d'équilibriste périlleux : trop à gauche, elle effraie le centre ; trop au centre, elle démobilise sa base. Elle tente de synthétiser ces contradictions en se posant comme la garante de la démocratie face au "danger autoritaire".
La candidate communiste mise également sur le vote des femmes, espérant créer un "cordon sanitaire" contre son adversaire. Elle rappelle constamment les positions passées de Kast sur le rôle des femmes dans la société, essayant de transformer le scrutin en un référendum sur l'égalité des genres. Dans les derniers jours, elle a reçu le soutien, parfois du bout des lèvres, des figures de l'ex-Concertación, cette coalition de centre-gauche qui a gouverné le Chili pendant trente ans. Reste à savoir si ces ralliements d'appareils suffiront à convaincre les électeurs indécis que Jeannette Jara incarne une gauche de gouvernement responsable et non le saut dans l'inconnu que dépeignent ses adversaires.
L'énigme des indécis et le spectre du vote obligatoire
À quarante-huit heures du verdict, l'issue de cette élection présidentielle repose entre les mains d'une masse silencieuse et imprévisible : les électeurs indécis et ceux, nombreux, qui votent par contrainte légale plutôt que par conviction politique. Depuis le rétablissement du vote obligatoire, la dynamique électorale chilienne est devenue un casse-tête pour les instituts de sondage. Les modèles prédictifs classiques échouent souvent à capter les humeurs de ces millions de citoyens qui ne s'intéressent que très loin à la politique et qui décideront de leur vote dans l'isoloir, souvent par rejet de l'un plutôt que par adhésion à l'autre.
L'analyse des reports de voix du premier tour montre une complexité fascinante. Les électeurs de Franco Parisi, le candidat populiste arrivé en troisième position, sont particulièrement courtisés. Ce sont souvent des électeurs "anti-système", critiques envers l'élite politique de gauche comme de droite. Kast tente de les séduire par son discours anti-politique et sécuritaire, tandis que Jara essaie de capter leur soif de justice sociale et leur ressentiment contre les abus des grandes entreprises. La bataille pour ce segment de l'électorat se joue sur des détails : une phrase malheureuse, une promesse sur les retraites, ou simplement la perception de qui est le plus "authentique".
Un autre facteur clé est la géographie du vote. Le nord du Chili, minier et confronté à une forte crise migratoire, semble acquis à la droite dure. Le sud, marqué par le conflit mapuche et les violences rurales, penche également vers Kast. Jara, quant à elle, conserve ses bastions dans les grandes zones urbaines de Santiago et Valparaiso. Mais la clé du scrutin réside dans les villes moyennes et les banlieues dortoirs, ces territoires où la classe moyenne émergente craint de basculer dans la pauvreté. C'est là que se joue la bataille des narratifs : la peur du déclassement économique (favorisant Kast) contre la peur de la perte des droits sociaux (favorisant Jara).
La lassitude est également un acteur majeur de ce scrutin. Après des années de processus constitutionnels avortés, de manifestations sociales et de débats incessants, une partie du Chili est épuisée. Cet épuisement pourrait favoriser le candidat qui promet l'ordre et la fin du tumulte, c'est-à-dire Kast. Mais il pourrait aussi jouer en faveur de Jara si elle parvient à convaincre que la paix sociale ne peut se construire par la force seule, mais par plus d'équité. Les analystes de la place publique (Cadem, Criteria) notent que le niveau de "vote négatif" – voter pour empêcher l'autre de gagner – atteint des records historiques.
Il ne faut pas sous-estimer l'impact de la désinformation. Les "fake news" ont inondé les réseaux sociaux dans la dernière ligne droite, créant un brouillard informationnel qui complique la tâche des électeurs. Des rumeurs sur l'état de santé des candidats aux fausses déclarations montées de toutes pièces, la guerre numérique bat son plein. Dans ce contexte, la confiance est une denrée rare. Le vainqueur de dimanche héritera non seulement du pouvoir, mais aussi d'un pays fragmenté, méfiant et impatient. Si les sondages donnent une légère avance à l'option conservatrice, l'histoire récente du Chili a prouvé que les surprises sont la seule constante. Dimanche soir, le Chili dira au monde quel chemin il a choisi, et ce choix résonnera bien au-delà de la Cordillère des Andes.