COTE D IVOIRE - LEGISLATIVES DU 27 DECEMBRE
Abidjan retient son souffle : L'Assemblée, dernier rempart

Abidjan est une ville qui ne dort jamais, mais en ce milieu du mois de décembre 2025, l'insomnie semble avoir changé de nature. Ce n'est plus seulement la frénésie des maquis de Yopougon ou l'agitation commerciale d'Adjamé qui tient la métropole éveillée, mais une fièvre politique latente, lourde et palpable. Quatre jours seulement après la prestation de serment du Président Alassane Ouattara, réélu lors du scrutin du 25 octobre dernier, le pays s'apprête à retourner aux urnes le 27 décembre pour les élections législatives. Si la présidentielle a scellé le sort de l'exécutif, la bataille pour l'Assemblée nationale s'annonce comme celle de la survie pour une opposition en quête de souffle et de légitimité. Dans les chancelleries comme dans les "grins" de quartier, une seule question obsède les esprits : le parti au pouvoir, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP), réussira-t-il à transformer l'essai présidentiel en une hégémonie parlementaire absolue, ou le peuple ivoirien imposera-t-il, par un sursaut civique, une cohabitation de fait au sein de l'hémicycle ? Enquête au cœur d'un processus électoral sous haute tension.
La forteresse CEI : entre logistique titanesque et guerre des chiffres
La Commission Électorale Indépendante (CEI), nichée dans le quartier huppé des II Plateaux, ressemble ces jours-ci à une ruche en état de siège. C’est ici, derrière des murs discrètement gardés, que se joue la mathématique du pouvoir ivoirien. Le 9 décembre 2025, l’institution a abattu ses cartes en publiant la liste définitive des candidats, un document de plusieurs centaines de pages qui a fait l'effet d'une bombe dans les états-majors politiques. Sur les 1 162 dossiers de candidature réceptionnés au terme du délai de dépôt le 12 novembre dernier, seuls 1 124 ont franchi le filtre impitoyable de l’administration électorale. Trente-huit dossiers ont été purement et simplement rejetés, écartés pour des vices de forme ou des inéligibilités qui alimentent déjà la chronique judiciaire et les suspicions de partialité.
Ibrahime Coulibaly-Kuibiert, le président de l'institution, affiche une sérénité de façade, martelant que le droit a été dit. Pourtant, la pression est colossale. La machine électorale qu'il pilote doit gérer un corps électoral qui a explosé. Les chiffres définitifs, arrêtés et communiqués lors du point de presse du 2 juin 2025 et confirmés pour ce scrutin, donnent le tournis : 8 727 431 électeurs sont convoqués. C'est une armée de votants qu'il va falloir canaliser dans 25 678 bureaux de vote, dont 2 154 ont été créés spécifiquement pour absorber la hausse démographique de près de 9% par rapport aux cycles précédents. Cette inflation du nombre d'inscrits, avec l'intégration de 715 006 nouveaux électeurs, est perçue par certains observateurs comme le résultat d'une mobilisation sans précédent de la jeunesse, mais par d'autres comme le fruit de manœuvres souterraines sur l'état civil.
La logistique est un défi cauchemardesque dans un pays où la saison sèche peut parfois réserver des surprises climatiques et où les infrastructures routières, bien qu'en nette amélioration, restent inégales. Le matériel électoral doit parvenir jusqu'aux hameaux les plus reculés de la région du Bafing ou du Denguélé. Mais au-delà des urnes et des isoloirs, c'est la "liste" qui cristallise les tensions. Les contentieux, clos il y a quelques semaines, ont laissé des traces. Neuf demandes en contestation d'éligibilité ont été traitées par le Conseil Constitutionnel avant la publication finale du 9 décembre. Chaque nom radié, chaque dossier invalidé est vécu comme une petite mort politique par les clans concernés. Pour l'opposition, la CEI reste cet arbitre suspect, accusé de tailler le costume électoral aux mesures du prince. Le retrait de candidatures à la dernière minute, acté par un communiqué du 24 novembre 2025, a encore ajouté à la confusion, certains y voyant des pressions, d'autres des tractations financières inavouables. Dans les couloirs de la Commission, on travaille jour et nuit, conscients que le moindre bug technique ou logistique le 27 décembre sera interprété non comme une erreur, mais comme une fraude.
L'arène politique : l'ombre du troisième mandat et le sursaut de l'opposition
Le paysage politique ivoirien, au matin de ce 12 décembre 2025, porte encore les stigmates de la présidentielle d'octobre. La victoire d'Alassane Ouattara, face à des adversaires comme Simone Ehivet Gbagbo ou Jean-Louis Billon, a confirmé la puissance de la machine RHDP. Mais les législatives sont une autre paire de manches. C'est une élection de proximité, où l'étiquette du parti pèse parfois moins que la notoriété locale ou la générosité du candidat. Le RHDP, fort de sa victoire et de la prestation de serment du chef de l'État le 8 décembre, entend transformer l'essai en raflant une "majorité qualifiée" qui lui permettrait de modifier la Constitution à sa guise. La stratégie du parti au pouvoir est celle du rouleau compresseur : investir le terrain, saturer l'espace médiatique et faire valoir le bilan des infrastructures.
Face à cette armada, l'opposition tente de panser ses plaies et d'organiser la résistance. Le Parti Démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI), bien que secoué par les ambitions présidentielles contrariées de certains de ses cadres, joue sa survie institutionnelle. Tidjane Thiam, à la tête du vieux parti, sait que l'absence de députés transformerait le PDCI en un simple club de réflexion. La stratégie est celle des "commandos" : des candidats choisis non plus seulement pour leur fidélité à l'héritage d'Houphouët-Boigny, mais pour leur capacité à mordre sur l'électorat urbain et jeune. Les alliances, souvent contre-nature, se nouent dans l'ombre. On parle de désistements tactiques dans certaines circonscriptions clés pour faire barrage au candidat du pouvoir, même si officiellement, chaque parti y va de sa bannière.
Le Parti des Peuples Africains – Côte d'Ivoire (PPA-CI), la formation de Laurent Gbagbo, se trouve dans une position délicate. Après avoir participé au jeu électoral présidentiel via des alliances ou des soutiens indirects, il doit désormais prouver son ancrage local. Pour les partisans de l'ancien président, ces législatives sont l'occasion de "compter" leurs forces réelles sur le terrain, loin des foules sentimentales des meetings. Mais la tâche est ardue. Le découpage électoral est souvent décrié comme étant favorable au nord, bastion du RHDP, au détriment du sud et de l'ouest, fiefs traditionnels de l'opposition. De plus, la candidature de personnalités indépendantes, déçues des investitures officielles de leurs partis respectifs, vient brouiller les cartes. Ces "indépendants", souvent des dissidents du RHDP ou du PDCI, pourraient bien être les faiseurs de rois dans la future assemblée. La bataille d'Abidjan, avec ses communes très peuplées comme Yopougon et Abobo, sera le baromètre de ce scrutin. Si l'opposition parvient à faire vaciller la citadelle abidjanaise, elle enverra un signal fort : le pouvoir exécutif est peut-être verrouillé, mais le peuple refuse le monolithisme.
La Fracture sociale : quand le prix de l'igname décide du vote
Loin des considérations constitutionnelles, c'est une autre réalité qui s'impose aux électeurs : celle du panier de la ménagère. En ce mois de décembre 2025, la Côte d'Ivoire vit un paradoxe économique cruel. D'un côté, le gouvernement brandit les chiffres d'un budget 2025 record de 15 339,2 milliards de FCFA, adopté pour soutenir le Plan National de Développement. De l'autre, la rue gronde face à une inflation qui, bien que contenue officiellement à 0,7% en moyenne annuelle selon les statistiques de septembre 2025, frappe violemment les denrées de première nécessité. Les chiffres de l'Institut National de la Statistique sont implacables et contredisent le ressenti d'une "inflation maîtrisée" : les tubercules, plantains et bananes à cuire ont vu leurs prix bondir de 8,4% en quelques mois, et la viande fraîche de 4,4%.
Pour l'Ivoirien moyen, ces pourcentages se traduisent par une lutte quotidienne pour remplir l'assiette. La "vie chère" est devenue le véritable opposant au régime. Dans les marchés de Treichville ou de Bouaké, le discours sur l'émergence économique peine à convaincre quand le prix de l'huile ou du riz reste élevé. Le gouvernement a bien tenté d'éteindre l'incendie social en prolongeant la gratuité de certains soins via la Couverture Maladie Universelle (CMU) jusqu'au 31 août 2025, ou en subventionnant le carburant, mais l'effet se dissipe vite face à la réalité des étals. Le budget de l'État pour 2025 révèle d'ailleurs les priorités du pouvoir : plus de 2 341 milliards de FCFA sont engloutis par les seules charges de personnel, laissant une marge de manœuvre réduite pour les subventions directes à la consommation.
Cette fracture sociale est le terreau sur lequel l'opposition espère capitaliser. Le discours de campagne se déplace des grands thèmes démocratiques vers l'urgence sociale. "Voter pour nous, c'est voter pour la baisse des prix", tel est le slogan qui circule, plus ou moins explicitement, dans les cortèges de l'opposition. Le mécontentement est aussi palpable chez les fonctionnaires et les agents de l'État, dont le pouvoir d'achat s'érode. Les enseignants, les infirmiers, maillons essentiels de l'administration, observent ce scrutin avec un mélange d'espoir et de résignation. Ils savent que les promesses électorales n'engagent que ceux qui y croient, mais le vote sanction reste une arme redoutable. Le 27 décembre, dans le secret de l'isoloir, beaucoup ne penseront pas à la géopolitique ou à l'histoire du pays, mais au prix du tas de bananes qui a encore augmenté la veille. C'est cette "économie du réel" qui risque de gripper la machine électorale bien huilée du RHDP, car aucune propagande ne peut masquer la faim ou la précarité.
Péril au nord : la démocratie à l'épreuve de la menace djihadiste
Si Abidjan danse et vote, le nord du pays veille et s'inquiète. La dimension sécuritaire de ces élections législatives est l'éléphant dans la pièce que peu osent nommer directement, mais qui conditionne tout le processus dans les régions septentrionales. La menace djihadiste, venue du Sahel voisin, n'est plus une vue de l'esprit. L'attaque de Diffita, dans le département de Téhini, évoquée récemment dans les rapports sécuritaires et ayant fait l'objet d'une action humanitaire gouvernementale fin 2025, rappelle que la frontière est poreuse et le danger immédiat. Organiser des élections dans ce contexte relève du défi souverain. L'État doit prouver qu'il contrôle l'intégralité de son territoire et que les urnes peuvent s'exprimer là où les armes tentent d'imposer le silence.
Le déploiement des forces de sécurité pour le scrutin du 27 décembre sera sans précédent dans ces zones. On ne parle plus seulement de sécuriser le matériel électoral, mais de protéger physiquement les électeurs et les candidats contre d'éventuelles incursions ou intimidations. L'Observatoire de la Solidarité et de la Cohésion Sociale (OSCS) a d'ailleurs lancé une "Mission d'observation électorale proactive" pour détecter et désamorcer les violences avant qu'elles n'éclatent. Cette militarisation de l'espace électoral au nord, bien que nécessaire, fait grincer des dents. L'opposition craint qu'elle ne serve de prétexte pour verrouiller le vote dans ces fiefs supposés du pouvoir, empêchant les observateurs indépendants de circuler librement sous couvert de "zone rouge".
La communauté internationale observe ces développements avec une attention anxieuse. Le Système des Nations Unies a réaffirmé son soutien aux efforts de paix lors de la Journée Nationale de la Paix en novembre dernier, mais les diplomates savent que la stabilité de la Côte d'Ivoire est la clé de voûte de toute la région. Si les élections législatives dérapent ou si le nord s'embrase, c'est tout le verrou ouest-africain qui saute. Le budget 2025 reflète cette priorité sécuritaire, avec des investissements massifs dans la défense, au détriment parfois des secteurs sociaux. Pour les populations de Kong, de Ferkessédougou ou d'Odienné, le vote est un acte de bravoure autant qu'un devoir civique. Elles se retrouvent prises en étau entre la nécessité de participer à la vie de la nation et la peur des représailles. Ce scrutin est donc un test de résilience pour l'État-nation ivoirien : il s'agit de démontrer que la République ne recule pas, même quand l'obscurantisme frappe à sa porte.