ETATS UNIS - NECROLOGIE
Jim Hunt, une passion politique au sud

Né le 16 mai 1937 à Greensboro en Caroline du Nord, James Baxter Hunt Jr., que l’histoire retiendra sous le nom de Jim Hunt, incarne à lui seul une époque charnière de l’histoire politique américaine contemporaine. Son parcours ne saurait se réduire à une simple succession de mandats électoraux ou à la longévité exceptionnelle de sa présence au sommet de l’État ; il est le reflet des mutations profondes qui ont traversé le Sud des États-Unis au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Il convient d’analyser sa trajectoire comme le témoin privilégié d’une transition lente et parfois douloureuse entre une société agraire traditionnelle et une économie mondialisée, le tout sur fond de recompositions partisanes majeures. L’enfant qui voit le jour à la fin de la Grande Dépression grandit dans un environnement qui préfigure ses engagements futurs. Issu d’une famille ancrée dans la ruralité, fils d’un agent de conservation des sols et d’une enseignante de littérature, il reçoit en héritage le respect de la terre et la foi dans le savoir.
L’enfance de Jim Hunt se déroule à Rock Ridge, une petite communauté du comté de Wilson où la famille s'installe peu après sa naissance. C’est là, au cœur de cette Amérique rurale, qu’il forge sa conscience politique et sociale. L’exploitation familiale n’est pas seulement un lieu de production agricole, c’est un espace d’apprentissage de la rigueur et de la responsabilité collective. Le jeune Hunt s’investit très tôt dans la Grange, cette organisation fraternelle d’agriculteurs qui joue un rôle structurant dans la vie sociale des campagnes américaines. Cette expérience précoce du militantisme associatif lui inculque une conviction qui ne le quittera jamais : l’action collective est le levier indispensable du progrès individuel. Ses années de formation universitaire viennent confirmer et théoriser ces intuitions. Étudiant à l'Université d'État de Caroline du Nord, il y obtient une maîtrise en économie agricole, avant de poursuivre ses études de droit à l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Ce double cursus est révélateur d’une volonté de maîtriser à la fois les enjeux économiques du monde rural et les outils juridiques nécessaires à l’exercice du pouvoir.
Son entrée en politique s’opère dans le sillage des Jeunes Démocrates, dont il devient le président, affirmant ainsi son appartenance à une famille politique qui domine alors sans partage le Sud des États-Unis. Mais le Parti Démocrate de sa jeunesse est une coalition complexe, traversée par des courants contradictoires, où cohabitent conservateurs ségrégationnistes et progressistes réformateurs. Jim Hunt choisit résolument le camp de la modernisation. Son ascension est rapide, méthodique, presque inéluctable. Élu lieutenant-gouverneur en 1972, il accède à une fonction qui lui permet d’observer les rouages de l’exécutif et de préparer son accession à la magistrature suprême de l’État. Cette période d'apprentissage est cruciale car elle correspond à un moment de basculement politique national avec la montée en puissance du républicanisme dans le Sud, symbolisée par la victoire de Richard Nixon. Pourtant, Hunt parvient à incarner une voie médiane, un progressisme pragmatique qui rassure l’électorat traditionnel tout en séduisant les classes moyennes urbaines émergentes.
Lorsqu’il est élu gouverneur pour la première fois en 1976, Jim Hunt entame ce qui deviendra l’un des règnes les plus longs et les plus transformateurs de l’histoire de la Caroline du Nord. Son premier mandat est marqué par une priorité absolue donnée à l’éducation. Il ne s’agit pas pour lui d’une simple posture électorale, mais d’une vision stratégique du développement économique. Comprenant que l’ère du tabac et du textile touche à sa fin, il mise sur le capital humain pour attirer les industries de demain. Il institue des tests de compétences pour les élèves, revalorise le statut des enseignants et engage l’État dans une course à l’excellence scolaire. Cette approche technocratique mais humaniste séduit. Elle lui permet de faire modifier la constitution de l’État, qui interdisait jusqu’alors au gouverneur de briguer un second mandat consécutif. Réélu triomphalement en 1980, il consolide son image de gestionnaire efficace et visionnaire, capable de transcender les clivages partisans habituels.
Cependant, toute analyse de la carrière de Jim Hunt serait incomplète si elle omettait l’épisode traumatique de 1984. Cette année-là, il décide de défier le sénateur républicain sortant, Jesse Helms, dans une élection qui restera dans les annales comme l’une des plus brutales et des plus coûteuses de l’histoire politique américaine. Ce n’est pas seulement un affrontement entre deux hommes, mais le choc frontal entre deux visions de l’Amérique et, plus spécifiquement, deux visions du Sud. D’un côté, Hunt, le technocrate progressiste, chantre du Nouveau Sud, ouvert sur le monde et favorable aux droits civiques ; de l’autre, Helms, le tribun de la droite conservatrice, gardien des valeurs traditionnelles et pourfendeur du libéralisme culturel. La campagne se transforme en une guerre de tranchées idéologique où tous les coups sont permis. Malgré sa popularité et son bilan de gouverneur, Jim Hunt est défait. Cette défaite marque un coup d’arrêt brutal, mais elle est aussi riche d’enseignements pour le politologue. Elle révèle la polarisation croissante de l’électorat et la puissance de la mobilisation conservatrice sur les enjeux sociétaux.
La traversée du désert qui suit cet échec aurait pu sceller la fin de sa carrière publique. Il retourne à la pratique du droit, s’éloigne des projecteurs, mais ne renonce pas à son influence. Durant ces huit années d’absence, la Caroline du Nord continue de changer, son économie se tertiarise, sa démographie se diversifie. En 1992, le contexte est mûr pour un retour. Profitant de l’usure de l’administration républicaine locale et porté par la vague nationale qui porte Bill Clinton à la Maison Blanche, Jim Hunt reconquiert le poste de gouverneur. Ce retour aux affaires n’est pas une simple restauration ; c’est le début d’une seconde ère, plus mature et peut-être plus audacieuse encore que la première.
Les deux mandats qu’il enchaîne entre 1993 et 2001 sont dominés par la mise en place du programme Smart Start. Cette initiative, destinée à améliorer la qualité de l’accueil et de l’éducation des jeunes enfants avant leur entrée à l’école primaire, constitue sans doute la pierre angulaire de son héritage. Avec Smart Start, Hunt ne se contente pas de gérer le système éducatif existant, il tente d’intervenir à la racine des inégalités sociales. Il mobilise pour cela un partenariat inédit entre le secteur public et le secteur privé, convaincant les chefs d’entreprise que l’investissement dans la petite enfance est un impératif économique autant que moral. Cette période voit également la Caroline du Nord s’affirmer comme un pôle mondial de biotechnologie et de finance, une transformation que le gouverneur accompagne par une politique fiscale incitative et un soutien massif à la recherche universitaire.
La pratique du pouvoir par Jim Hunt durant ces années 1990 illustre parfaitement la notion de "Troisième Voie" chère aux dirigeants démocrates de cette décennie. Il sait se montrer ferme sur les questions de sécurité publique, n’hésitant pas à faire appliquer la peine de mort avec une régularité qui lui vaut les critiques de l’aile gauche de son parti, tout en défendant avec acharnement les budgets sociaux et l’environnement. Il navigue avec habileté entre les écueils, maintenant un taux d’approbation élevé dans un État qui vote pourtant majoritairement républicain aux élections présidentielles. Sa capacité à dissocier les enjeux locaux des tendances nationales témoigne d’une compréhension fine de la psychologie électorale de ses concitoyens, attachés à des figures rassurantes et pragmatiques pour la gestion de leurs affaires quotidiennes.
Au terme de son quatrième mandat, en janvier 2001, Jim Hunt quitte le pouvoir après avoir gouverné la Caroline du Nord pendant seize années, un record absolu. Il laisse derrière lui un État métamorphosé, doté d’infrastructures modernes et d’un système éducatif rénové, bien que persistante dans ses disparités. Sa retraite politique ne signifie pas pour autant un retrait de la vie publique. Il endosse le costume de l’homme d’État sage, consultante respectée sur les questions d’éducation à l’échelle nationale. Il crée le Hunt Institute, une organisation dédiée à la formation des dirigeants politiques sur les politiques éducatives, assurant ainsi la pérennité de son combat intellectuel. Jusqu’à la fin de sa vie, il reste une voix écoutée, intervenant régulièrement pour soutenir les candidats démocrates locaux, tel un patriarche veillant sur l’héritage de sa famille politique.
L’analyse de son parcours révèle la complexité de l’évolution politique du Sud. Jim Hunt a réussi à maintenir une coalition électorale composite, unissant les Afro-Américains, les classes populaires blanches et les élites urbaines, à une époque où cette alliance se délitait partout ailleurs. Il a incarné une résistance du centre face à la polarisation extrême, prouvant que la compétence et la vision pouvaient encore l’emporter sur l’idéologie. Sa mort, survenue le 18 décembre 2025 à l'âge de 88 ans, marque symboliquement la fin de cette ère de transition. Elle clôt le chapitre d’une génération qui a cru en la capacité de l’État à agir comme un moteur de progrès social et économique, sans pour autant verser dans l’étatisme.
Au-delà de la chronique événementielle, la vie de Jim Hunt nous renseigne sur la permanence des structures politiques malgré l’agitation de surface. Il a su utiliser les institutions, comme le poste de gouverneur, non pas comme une fin en soi, mais comme un outil de transformation sociale. Il a compris que la légitimité politique ne se construit pas uniquement dans les urnes, mais dans la capacité à délivrer des résultats tangibles pour la population. Son obsession pour l'éducation n'était pas fortuite ; elle procédait d'une analyse lucide des déterminants de la puissance dans une société post-industrielle. En ce sens, il fut un modernisateur au sens plein du terme, cherchant à adapter les structures traditionnelles de son État aux exigences de la nouvelle économie mondiale.
On peut également lire dans sa biographie les tensions irrésolues de la société américaine. Le combat titanesque contre Jesse Helms reste comme une cicatrice, rappelant que les forces de la réaction sont toujours prêtes à se mobiliser face au changement. L’attitude de Hunt face à la peine de justice, mêlant rigueur et légalisme, montre les limites morales auxquelles tout homme de pouvoir est confronté dans l'exercice de ses fonctions régaliennes. Il n’a pas cherché à être un révolutionnaire, mais un réformateur, préférant l’évolution graduelle à la rupture brutale. C’est cette constance, cette patience, héritée peut-être de ses origines paysannes, qui lui a permis de durer et d’imprimer sa marque en profondeur.
Finalement, Jim Hunt aura été l’homme de la synthèse. Synthèse entre le Sud rural et le Sud urbain, entre le passé agricole et le futur technologique, entre la justice sociale et l’efficacité économique. Il laisse à la Caroline du Nord un héritage institutionnel robuste et une méthode de gouvernement fondée sur le consensus et le long terme. Alors que le paysage politique actuel semble plus fragmenté que jamais, la cohérence de son parcours apparaît rétrospectivement comme une anomalie heureuse, une parenthèse de stabilité et de construction patiente. Sa disparition invite à réfléchir sur la nature du leadership politique en démocratie : est-il le reflet des aspirations de son temps ou a-t-il le pouvoir de façonner, contre vents et marées, le destin d’une communauté ? La réponse, dans le cas de Jim Hunt, semble pencher vers une interaction subtile entre un homme et son époque, une rencontre féconde entre une volonté individuelle et une nécessité historique.