TAÏWAN - REFERENDUM DU 23 AOÛT

Taïwan tranche le nucléaire

La question, les règles, le seuil

Le 23 août 2025, Taïwan soumettra aux urnes une question précise et lourde de conséquences : « Êtes-vous d’accord pour que la troisième centrale nucléaire continue de fonctionner, à condition que l’autorité compétente confirme qu’il n’y a pas de problèmes de sécurité ? ». Cette formulation vise l’installation de Maanshan, à Hengchun, dans le comté de Pingtung, dernière centrale du pays à avoir produit de l’électricité. Le principe du vote est simple dans son énoncé, mais exigeant dans sa mécanique : pour être adopté, le « oui » doit l’emporter sur le « non » et rassembler au moins 25 % de l’ensemble des électeurs inscrits. Concrètement, cela signifie qu’environ 4,887 millions de voix favorables seront nécessaires, un seuil pensé pour conjuguer clarté démocratique et stabilité des politiques publiques.

Ce scrutin national survient trois mois après l’arrêt du réacteur n° 2 de Maanshan, qui a mis fin à quarante années de production nucléaire et inauguré, symboliquement, l’ère dite du « pays sans nucléaire ». Le vote ne vise pas à contourner les exigences techniques : une relance éventuelle resterait conditionnée à des inspections complètes, des mises à niveau et des autorisations formelles par l’autorité de sûreté. C’est l’articulation entre décision populaire et contrôle technique qui fait de ce référendum un test démocratique à haute teneur technologique. Les autorités ont rappelé que l’examen de sûreté englobe sismicité, intégrité des systèmes critiques, conformité radiologique et plans de gestion des combustibles et des déchets. Le calendrier d’une éventuelle remise en service se compterait en années, pas en semaines, ce qui n’empêche pas les partisans de voir dans le vote un signal décisif.

La chronologie politique est nette. Le 18 avril, une proposition d’organiser le référendum a été déposée par l’opposition ; le 20 mai, le Yuan législatif l’a adoptée à une courte majorité, et l’autorité électorale a ensuite arrêté la date du 23 août. Pour éclairer les électeurs, cinq présentations télévisées encadrées ont été programmées : les 7, 9, 11, 13 et 15 août. Chaque séance donne la parole à des porte-voix identifiés du « pour » et du « contre », qui exposent leurs arguments sur la stabilité du réseau, le coût du kilowatt-heure, les délais d’éventuelle remise en service et la soutenabilité de la gestion des déchets. Ces rencontres televisées, diffusées en clair, visent à dissiper les idées reçues et à ramener le débat sur des données vérifiables.

Le périmètre électoral est large et inclusif : le vote référendaire est ouvert à partir de 18 ans, et le bulletin est unique, libellé par la question nationale. Le dépouillement portera exclusivement sur ces « oui » et « non ». La loi interdit de reposer la même question pendant deux ans en cas d’échec, afin d’éviter l’usure démocratique et les campagnes permanentes. En cas de succès, le résultat n’efface pas l’exigence de sûreté ; il trace une voie politique, mais laisse aux régulateurs la charge de démontrer l’absence de risque inacceptable avant toute opération. C’est une gouvernance en deux étages : mandat citoyen d’abord, feu vert technique ensuite.

Le contexte juridique a évolué au printemps pour clarifier le régime d’extension des licences au-delà du cap des quarante ans. Il ne s’agit ni d’un chèque en blanc ni d’une automaticité : la conformité aux normes actualisées, la rénovation d’équipements critiques et la preuve d’une filière de stockage sûre restent des prérequis. L’autorité compétente doit, en dernier ressort, attester l’absence d’« problèmes de sécurité ». Autrement dit, le « oui » n’est pas un interrupteur, mais un mandat : il autorise l’ouverture d’un chantier administratif et industriel, fait de dossiers, d’audits, d’essais et de transparence publique. Dans l’intervalle, la production électrique de l’île repose sur le mix existant et les capacités de réserve. Le référendum, lui, tranchera la question politique centrale : faut-il conserver la possibilité nucléaire comme filet de sécurité régulé, ou confirmer la sortie totale et accélérer toutes les alternatives, quoi qu’il en coûte au calendrier et au budget ? Les électeurs devront arbitrer entre prudence technologique, maîtrise des prix, sécurité d’approvisionnement et impératifs climatiques, en sachant que l’issue engagera plusieurs années.

 

La bataille des arguments

À l’approche du vote, la campagne s’est structurée autour de visages et d’arguments tranchés. Du côté du « pour », l’opposition parlementaire a mis en avant la continuité d’exploitation comme assurance de stabilité. Le président du Parti du peuple taïwanais, Huang Kuo-chang, défend une « énergie de transition crédible » capable d’éviter les à-coups de prix et les tensions sur le réseau. Figure atypique, l’industriel Tung Tzu-hsien, patron de Pegatron et membre d’un organe consultatif climatique, a assumé publiquement son rôle d’orateur pro-nucléaire dans les présentations officielles. « Redémarrer Maanshan est la bonne chose à faire pour la politique énergétique », affirme-t-il, jugeant que la fiabilité et l’empreinte carbone plaident en faveur d’un socle nucléaire régulé.

Dans les forums télévisés, des scientifiques favorables au « oui » ont insisté sur trois thèmes : coût, sécurité d’approvisionnement et résilience. Le physicien Yeh Tsung-kuang a avancé que le kilowatt-heure nucléaire reste inférieur aux tarifs des renouvelables achetés par le distributeur, citant des ordres de grandeur qui, selon lui, expliquent les pertes de l’opérateur public. Il soutient que conserver une centrale en service au sud réduit la dépendance de la région aux lignes de transport venues du centre, améliore la robustesse en cas d’aléas, et limite l’usage des centrales thermiques les plus polluantes.

Le camp du « non » a opposé un front composite associant administration, élus locaux et associations. Le président de Taipower, Tseng Wen-sheng, a posé un principe : « le référendum ne doit pas précéder les contrôles de sûreté ». Selon lui, remettre des unités en service n’est ni simple ni bon marché ; il faut des inspections lourdes, des remises à niveau, des règles d’application détaillées et un débat public transparent sur les risques résiduels. Sur le terrain, la magistrate du comté de Pingtung, Chou Chun-mi, invoque une solidarité territoriale : la centrale est à Hengchun, mais la décision est nationale ; elle redoute un « passage en force » vécu comme une contrainte par les riverains. Les mouvements antinucléaires, rejoints par le Parti vert, martèlent que la « relance » créerait des déchets supplémentaires, prolongerait l’empreinte d’installations vieillissantes en zone sismique, et n’apporterait aucun soulagement avant plusieurs années. Ils dénoncent un « faux court-termisme » : voter pour n’aboutirait pas à de l’électricité disponible dès 2026, mais à un processus administratif long, piégeux et coûteux.

Les chiffres d’opinion ajoutent une couche de complexité. Un sondage publié début août par la Taiwan Public Opinion Foundation crédite le « oui » de 66 % d’adhésion, mais révèle qu’environ un tiers des citoyens n’ont pas encore entendu parler du scrutin, deux semaines avant l’échéance. Plus tôt dans l’année, une enquête commandée par un think tank d’opposition affichait plus de 70 % d’appuis à l’extension des centrales. Cette dynamique se heurte toutefois au verrou légal : au-delà de l’avantage relatif du « oui » dans les intentions, il faudra franchir le seuil absolu de 25 % de l’électorat en voix favorables. Les stratèges des deux camps consacrent de gros efforts à la mobilisation, conscients qu’une majorité relative ne suffirait pas si l’abstention lamine le total des « oui ».

Dans les débats, les lignes d’attaque reflètent des visions du risque. Les partisans insistent sur la stabilité d’un socle bas-carbone capable d’amortir des pics de consommation et de contenir les hausses tarifaires. Les opposants, eux, replacent la décision dans un environnement insulaire exposé aux typhons, aux séismes et aux incertitudes géopolitiques. Leur message est qu’une centrale n’est pas une forteresse et que la vulnérabilité systémique d’une île à haute valeur stratégique doit être intégrée. Au-delà des postures, une convergence existe néanmoins : tous reconnaissent que, quel que soit le verdict, l’équation électrique exigera des investissements massifs et pluriennaux. Le 23 août ne livrera pas des mégawatts ; il arbitrera une trajectoire et fixera la place du nucléaire dans le contrat social énergétique taïwanais. Les défenseurs y voient aussi un garde-fou en cas de tensions sur les importations de gaz, tandis que les opposants soulignent la vulnérabilité d’un site côtier exposé aux aléas et aux crises. Deux visions irréconciliables, un même enjeu.

 

Coût, réseau, quotidien

Au-delà des slogans, le vote du 23 août parle d’abord d’électricité produite, acheminée et payée. Depuis l’arrêt de Maanshan, le mix repose davantage sur le gaz naturel liquéfié et le charbon, épaulés par l’éolien et le solaire en croissance. Dans un pays sans interconnexions, la sécurité d’approvisionnement dépend d’un portefeuille d’importations, de capacités de réserve et de l’intégrité du réseau. Pour les ménages et les usines, la question nucléaire se lit donc à travers trois prismes concrets : la stabilité des kilowatts disponibles, la facture et le calendrier des investissements.

Les partisans du « oui » soutiennent que conserver Maanshan réduirait la pression sur le système au sud de l’île et offrirait un filet face aux aléas climatiques ou logistiques. Ils avancent que le coût complet du kilowatt-heure nucléaire demeure compétitif et qu’un socle pilotable aide à contenir les hausses tarifaires. Lors des présentations télévisées, des scientifiques pro-nucléaire ont rappelé que le distributeur public achète une part d’énergie renouvelable à des tarifs contractuels élevés et qu’une base thermique ancienne reste sollicitée, malgré des objectifs climatiques ambitieux. Le maintien d’une centrale, disent-ils, limiterait l’usage des unités fossiles les plus émettrices tout en amortissant les pics de demande. À cette équation économique s’ajoute une dimension d’aménagement : une production locale en extrême sud évite de dépendre excessivement de lignes de transmission longues, sensibles aux intempéries.

Le camp du « non » renverse le raisonnement. Remettre en service une installation vieillissante exigerait, selon lui, des investissements lourds, des mises aux normes et des arrêts prolongés pour essais, sans garantie de calendrier court. Cette séquence mobiliserait des équipes et des budgets qui, autrement, pourraient accélérer le déploiement d’énergies renouvelables, la modernisation du réseau et l’efficacité énergétique. Les opposants insistent sur la gestion des déchets de haute activité et sur le risque d’un verrouillage technologique au détriment d’alternatives plus modulaires. Ils soulignent que, même validée dans les urnes, une reprise d’exploitation se compterait en années, pas en mois, et ne résoudrait pas les tensions de court terme.

L’opérateur public, de son côté, met en avant des faits mesurables. Les marges de réserve ont été basses par le passé alors que des réacteurs étaient encore en ligne, ce qui invite à relativiser le rôle d’une seule centrale dans l’équilibre quotidien. Il rappelle avoir réduit les émissions de ses centrales thermiques depuis plusieurs années et prévoit d’accroître les capacités au sud grâce à de nouveaux groupes prévus à Hsinta pour 2026. Dans ce schéma, la trajectoire de tarifs dépendra autant des cours des combustibles importés et du rythme des investissements que du sort de Maanshan. Les ménages percevront la différence surtout à travers l’amplitude des ajustements tarifaires décidés au fil des années.

Le débat budgétaire s’invite aussi dans la campagne. L’organisation du référendum a un coût substantiel pour l’État, auquel s’ajoutent des scrutins de rappel programmés dans le même calendrier. Mais l’enjeu financier majeur ne tient pas aux dépenses électorales ponctuelles ; il réside dans les trajectoires pluriannuelles d’investissement que chaque scénario implique. Un « oui » ouvrirait un chantier de contrôles, d’ingénierie et de modernisation important. Un « non » renforcerait la priorité donnée aux filières gaz et renouvelables, à la flexibilité de la demande et au renforcement des interconnexions internes. Dans les deux cas, la stabilité du service appelle des dépenses soutenues dans le réseau, la cybersécurité, le stockage. Pour les habitants du sud, la question a une texture quotidienne. Hengchun vit aussi du tourisme, et toute communication publique devra préserver la réputation du territoire tout en garantissant la transparence sur les travaux. Dans les parcs industriels, la prévisibilité des kilowatts disponible est synonyme de plans d’expansion et d’emplois. Et pour les familles, les hausses de facture pèsent sur le budget. Au final, les électeurs ne devront pas départager des abstractions, mais arbitrer entre deux chemins d’investissement. Le premier parie sur une prolongation sous contrôle strict pour stabiliser le court et le moyen terme ; le second vise une accélération massive des alternatives avec un pari de résilience fondé sur la diversification, l’efficacité et la flexibilité.

 

Au-delà des urnes, la stratégie

À Taïwan, l’énergie n’est jamais seulement une affaire de facture et de réseau ; elle touche au statut de l’île, à sa sécurité et à ses alliances. Ainsi, le référendum sur Maanshan se déroule dans un environnement stratégique où l’alimentation électrique est perçue comme un maillon critique de la résilience nationale. Au printemps, des exercices militaires chinois ont rappelé la vulnérabilité des ports, des terminaux gaziers et des lignes de transport, nourrissant une interrogation centrale : que se passe-t-il si les importations ralentissent brutalement ? Dans ce cadre, une partie du camp du « oui » voit dans la poursuite d’exploitation un élément de continuité capable d’assurer un socle de production non tributaire des cargaisons de gaz et, partant, un temps d’avance en cas de perturbation logistique.

Le camp adverse retourne l’argument. À ses yeux, une centrale est d’abord une infrastructure fixe exposée aux aléas climatiques et aux menaces hybrides. Les associations antinucléaires relèvent en outre que les sites côtiers concentrent déjà une part des risques, et que la diversification des sources, le stockage décentralisé et la flexibilité de la demande constituent une alternative de résilience moins vulnérable.

Entre ces deux horizons, l’État tente de projeter une trajectoire. Il assure que la réduction des émissions polluantes des centrales thermiques est engagée, que de nouvelles unités de production au sud entreront en service dès 2026 pour équilibrer le réseau, et que la modernisation du système reste la priorité, quel que soit le verdict des urnes.

L’économie insère un autre étage à la réflexion. Les partisans du « oui » soutiennent qu’un socle pilotable à faible intensité carbone consoliderait la réputation de fiabilité de l’île vis-à-vis de ses clients et partenaires. Les opposants rétorquent que les grands clients mondiaux exigent aussi des garanties de durabilité, et que l’accélération des renouvelables, des économies d’énergie et d’une industrie moins gourmande construit une souveraineté plus robuste que la prolongation d’actifs vieillissants.

Car la politique énergétique est devenue un langage diplomatique. Pour Washington comme pour plusieurs capitales asiatiques attentives à la stabilité du détroit, la capacité de Taïwan à tenir son réseau dans l’adversité est l’un des paramètres de la dissuasion. Les défenseurs du « oui » y voient un message de pragmatisme : sécuriser une partie du socle, c’est éviter qu’une crise énergétique n’ajoute du désordre à la crise militaire. Le « non » propose un récit de souveraineté verte : montrer que l’île peut se passer du nucléaire tout en renforçant son système, c’est prouver qu’elle sait réduire ses dépendances et déployer des solutions modulaires résistantes aux chocs.

Le 23 août, le bulletin n’arbitrera pas la géopolitique, mais il orientera un signal. Un « oui » assignerait aux régulateurs la tâche de bâtir, pas à pas, une marge de sécurité supplémentaire, sous contrôle public strict. Un « non » fixerait la priorité à une résilience décentralisée, appuyée sur des réseaux et des usages plus intelligents. Les manœuvres militaires simulant des frappes sur ports et sites énergétiques ont recentré le débat sur la continuité des importations de gaz. Pour les partisans, garder Maanshan offrirait un îlot pilotable capable d’amortir un choc logistique sans rationnement. Pour les opposants, s’appuyer sur un site unique crée un point de fragilité, quand des réseaux maillés, du stockage et des effacements répartis procurent une redondance plus fine. Les autorités soulignent que les marges de réserve ont mieux tenu récemment et prévoient de nouvelles capacités au sud en 2026 pour rééquilibrer le système. À l’international, partenaires et clients lisent ce choix comme un test de stabilité. Il faudra concilier sécurité et décarbonation, quels que soient les kilowatts produits. En définitive, la décision ne va pas seulement compter en mégawatts, mais en confiance : calendrier, audits et transparence détermineront la crédibilité de la trajectoire.