HISTOIRE D UN JOUR - 2 OCTOBRE 2021

L'urne et la Choura

2 octobre 2021. La date s'impose dans l'histoire politique du Qatar, car ce jour là des électeurs élisent pour la première fois une partie du Conseil de la Choura, créé comme assemblée législative par la Constitution de 2003. Le geste paraît modeste. Il entraîne pourtant un déplacement durable des pratiques, en installant le suffrage dans un édifice monarchique qui gouvernait jusqu'ici par nomination, concertation et administration.

Pour mesurer la portée du moment, il faut étirer le temps. Protectorat britannique jusqu'en 1971, le Qatar consolide son État par la rente énergétique et par un appareil public resserré. La décennie suivante ouvre des fenêtres de participation. En 1999, les élections au conseil municipal central familiarisent le pays avec l'inscription sur des listes, des circonscriptions, des campagnes et un dépouillement public. La promesse plus ambitieuse d'une Choura partiellement élue s'écrit dans le texte constitutionnel de 2003, mais elle restera longtemps sans traduction pratique.

L'annonce faite à l'automne 2020 d'un scrutin pour octobre 2021 fixe enfin un horizon. Il faut alors passer des principes au mode d'emploi. Le pays est découpé en trente circonscriptions uninominales, chacune appelée à choisir un membre de la Choura. Le cadre reste non partisan, car les partis ne font pas partie de l'architecture juridique. La compétition sera donc une affaire de personnes, de réputation, de proximité et de réseaux sociaux et professionnels. L'émir conservera la nomination de quinze membres pour compléter l'assemblée, conformément à la Constitution.

L'été 2021 apporte les textes d'application et les règles d'accès au vote et à la candidature. Le législateur réserve le droit de vote et l'éligibilité aux citoyens dits d'origine, définis par une ancienneté familiale sur le territoire antérieure à une date de référence. Une partie des naturalisés et de leurs descendants se voit ainsi exclue. La décision, sensible dans une société où la citoyenneté ordonne droits et prestations, déclenche contestations et débats. Des figures tribales dénoncent une restriction jugée inéquitable. L'État défend une logique de cohésion, de stabilité et de continuité.

La campagne s'organise dans un paysage sans partis. Les candidatures sont individuelles et nombreuses. Elles viennent de l'administration, des professions libérales, de l'enseignement, du monde des affaires, de la société civile. Des femmes se présentent en nombre inédit, fortes d'un capital de compétences acquis dans la santé, l'éducation, la culture, la gestion. Les programmes affichent une tonalité pragmatique. Les candidats promettent de veiller à l'emploi des nationaux, d'accompagner la diversification économique, de réguler le marché du logement, de soigner les services, de concilier ouverture internationale et sauvegarde des usages, de soutenir l'éducation et la formation.

Le 2 octobre, les bureaux ouvrent et le vote se déroule à bulletin secret. L'affluence est réelle et la participation franchit la moitié du corps électoral. Les électeurs tranchent selon des critères de proximité, de réputation, de compétence perçue. Les résultats délivrent une assemblée d'élus indépendants. Ils dessinent une carte sociale plutôt qu'une carte partisane, car la médiation repose sur les trajectoires individuelles et les ancrages locaux. Aucune femme n'entre parmi les élus, signe que les normes et les attentes sociales pèsent encore lourd dans la compétition.

La mécanique institutionnelle se met ensuite en ordre. Les données publiques donnèrent une photographie utile. Environ deux cent trente trois candidatures furent enregistrées pour trente sièges, toutes indépendantes puisque les partis étaient absents du cadre légal. Vingt six femmes firent campagne, soutenues par des associations professionnelles et par des réseaux familiaux. La participation annoncée atteignit environ soixante trois virgule cinq pour cent, un niveau élevé pour une première consultation nationale. Aucun siège ne revint à une femme à l'issue du dépouillement, ce qui dit la force des normes sociales et des réseaux de sociabilité, mais aussi la nouveauté d'un apprentissage électoral à consolider. L'émir nomma ensuite quinze membres, dont des femmes, afin de compléter la composition prévue par la Constitution. La première séance vit l'élection d'un président et d'une vice présidente, puis l'installation de commissions permanentes chargées des finances, des services, de la culture et de l'information, de l'intérieur et des affaires juridiques, et des secteurs économiques. Le cadre s'ancre ainsi.

L'émir complète l'assemblée par la nomination de quinze membres, dont des femmes, ce qui atténue la sous représentation révélée par le scrutin. La Choura élit un président et un vice président, adopte un règlement intérieur, institue des commissions permanentes, et commence à travailler sur un agenda où reviennent budget, textes sectoriels et questions à l'exécutif. Le Conseil auditionne des ministres, demande des explications, propose des amendements et cherche à calibrer l'intérêt général au croisement des attentes de la société et des contraintes macroéconomiques.

La portée du moment tient à l'apparition d'une relation de redevabilité. Des élus doivent désormais répondre devant des électeurs. Les doléances locales trouvent une scène publique qui n'abolit pas les canaux administratifs, mais les complète. La discussion budgétaire oblige ministères et agences à expliciter leurs choix. La publicité des séances élargit l'horizon des attentes et légitime l'examen contradictoire de l'action publique. Cette grammaire de la représentation ne renverse pas l'édifice, mais elle sédimente. Elle fixe des procédures et des rythmes, elle fabrique des habitudes de travail, elle équipe le langage de la politique.

Les limites, elles, sont nettes. Le périmètre de la Choura est encadré par la Constitution. La défense, la sécurité et les décisions macroéconomiques stratégiques restent sous l'autorité de l'émir et du gouvernement. Sans partis, la scène ne produit ni majorité ni opposition. Les élus agissent en médiateurs, pris entre proximité locale et coopération avec l'exécutif. Ils apprennent les métiers de la commission, de l'audition, de l'amendement, du compromis. Cette forme produit une délibération qui ordonne, classe, hiérarchise, et qui laisse à l'exécutif l'initiative du tempo et des priorités.

Dans la société, l'élection joue le rôle d'un miroir. Elle révèle la force des ancrages locaux et l'épaisseur des appartenances, elle signale l'existence d'une compétence civique prête à s'élargir, elle expose les dilemmes d'une citoyenneté à plusieurs vitesses. Elle rappelle qu'au Qatar la légitimité conjugue performance matérielle, cohésion sociale et reconnaissance symbolique. Elle réinscrit la politique dans une temporalité de mandat, même si la durée est courte et les pouvoirs bornés. Elle diffuse l'idée que la décision publique gagne à être expliquée, argumentée, évaluée.

Le regard se déplace alors au plan régional. Dans l'ensemble du Golfe, des conseils élus ou consultatifs existent selon des dosages différents. Le Qatar, en introduisant une part d'élection dans sa Choura, s'est placé un temps dans cette famille de dispositifs. Son cas reste singulier par la taille de sa population nationale, par l'épaisseur de son administration, par la centralité de l'énergie dans son économie. Il n'en demeure pas moins que l'acte de voter a produit des effets comparables à ceux observés ailleurs: publicisation des choix, apprentissage des procédures, visibilité accrue des arbitrages.

Les suites confirment la plasticité du système. L'assemblée siège, approuve des budgets, discute des textes, auditionne des ministres. L'émir et le gouvernement évaluent l'expérience, mettent en avant les tensions identitaires révélées par la loi électorale, et proposent des ajustements destinés à préserver la cohésion. L'idée d'un retour à une composition intégralement nommée de la Choura est soumise à consultation dans les années suivantes. Quel que soit le choix retenu, la séquence de 2021 laisse une empreinte, car elle a donné forme à une promesse et installé une mémoire politique qui servira d'étalon pour juger l'avenir.

Au terme de cette lecture, la journée du 2 octobre 2021 apparaît comme un moment décisif. Elle a donné corps, fût ce partiellement, à la promesse formulée en 2003. Elle a introduit dans l'édifice monarchique une scène élective, encadrée et bornée, mais publique. Elle a rappelé qu'un budget discuté en séance a plus de force qu'un simple acte administratif. Elle a montré que la représentation n'est pas une concession ponctuelle, mais une technique de gouvernement qui reconfigure les attentes et les obligations réciproques.

Rien n'indique qu'une ligne droite s'ouvre. L'histoire politique du Qatar procède par prudence, par essais, par corrections. L'élection de la Choura n'abolit pas cette logique, elle s'y insère. Le pays continue de se raconter comme un médiateur régional, un organisateur d'événements, un investisseur actif, et comme un État soucieux de sa cohésion interne. Le scrutin de 2021 deviendra pour longtemps un repère. On y reviendra pour comprendre les décisions ultérieures, qu'elles élargissent la part élective, la réduisent, ou la réaménagent.

Le 2 octobre 2021 n'est ni une parenthèse ni un aboutissement. C'est un jalon. Il relie des temps longs de formation étatique à des conjonctures de réforme. Il inscrit la politique dans la durée des institutions et dans la scansion des mandats. Il laisse derrière lui des élus, des électeurs, des textes et des pratiques. Il offre une matière à la mémoire et à la comparaison. Il oblige à juger l'avenir non à l'aune d'un idéal abstrait, mais à partir d'un essai mesurable, public et daté.