HISTOIRE D UN JOUR - 04 AOUT 2014

La lente avancée de l'égalité

Le 4 août 2014, la France inscrit dans sa législation une loi qui, sans bruit ni tapage, ambitionne pourtant de bouleverser les équilibres sociaux patiemment façonnés par des siècles d’habitudes et de traditions : la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, promulguée sous la présidence de François Hollande. Cet acte parlementaire ne surgit pas d’un vide. Il s’inscrit dans une longue durée, héritière de combats menés, de résistances opposées et de mutations lentes, parfois invisibles, toujours inachevées. Cette loi du 4 août 2014, loin d’être un coup d’éclat, incarne le reflet fidèle d’une société française traversée par des contradictions et des aspirations anciennes, où chaque progrès s’arrache aux inerties du temps.

La France de 2014 s’ancre dans un contexte de crise économique persistante et de désenchantement politique. Le pouvoir socialiste, confronté à la montée du chômage et à une défiance généralisée, cherche à imprimer sa marque réformatrice, tout en répondant aux attentes d’une société en mutation. Les avancées obtenues par les générations précédentes – droit de vote, légalisation de la contraception et de l’avortement, lois sur la parité – ont certes ouvert la voie à l’égalité, mais le quotidien demeure jalonné d’inégalités tenaces. L’écart salarial perdure, la représentation politique des femmes progresse lentement, la violence conjugale persiste dans l’ombre des foyers, et l’éducation reste, en bien des aspects, marquée par les stéréotypes de genre. L’État, dans ce paysage, se donne pour tâche non plus seulement d’affirmer l’égalité, mais d’en organiser la réalité tangible.

L’histoire de la loi du 4 août 2014 trouve ses racines dans un lent travail de maturation. Dès le début du quinquennat de François Hollande, la question de l’égalité femmes-hommes est portée au premier rang des priorités politiques. Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, incarne cette volonté d’inscrire la lutte contre les inégalités de genre au cœur de l’action publique. Le projet est ambitieux?: il s’agit de repenser l’ensemble des politiques publiques à l’aune de la question du genre, d’agir sur les structures sociales autant que sur les mentalités. La loi proposée, riche de près de cent articles, se veut globale et transversale. Elle s’appuie sur les recommandations issues de nombreux rapports et études, notamment ceux du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes.

L’un des piliers de la loi porte sur la réforme du congé parental, qui devient le «?complément de libre choix d’activité?» partagé. Désormais, une part du congé parental est réservée au second parent, le plus souvent le père, sous peine de voir ce droit diminuer. Cette évolution s’inspire des modèles nordiques, cherchant à transformer en profondeur le partage des rôles familiaux, longtemps cantonnés à la sphère maternelle. Il s’agit, en allouant une durée du congé au second parent, de briser l’automaticité du congé maternel, d’encourager la prise en charge paternelle et, ce faisant, de permettre une meilleure insertion professionnelle des femmes. Mais la résistance des habitudes et la réalité des entreprises freinent la transformation attendue. Si le texte de loi porte la promesse d’un changement de mentalités, le passage à l’acte demeure progressif, et la mutation, lente.

La loi du 4 août 2014 s’attaque aussi de front aux violences faites aux femmes. Les dispositifs de protection sont renforcés?: généralisation du téléphone «?grand danger?», simplification des procédures d’éviction du conjoint violent, amélioration de l’accompagnement des victimes, accès facilité au logement et au soutien psychologique. À la faveur de cette loi, la notion même de violences conjugales s’étend et la parole des victimes s’affirme davantage, même si la peur du stigmate ou l’inertie institutionnelle freinent encore le plein exercice de leurs droits. La question du harcèlement sexuel, du cyberharcèlement et des violences sur Internet fait son entrée dans le droit français, marquant la prise en compte des nouvelles formes d’atteintes nées de la numérisation de la vie sociale. Cette évolution révèle la capacité du législateur à suivre les mutations technologiques, mais aussi à reconnaître que les violences de genre se déplacent, se démultiplient, se réinventent à mesure que les supports changent.

La lutte contre les impayés de pensions alimentaires constitue une autre avancée. La loi permet à la Caisse d’allocations familiales de se substituer plus facilement au parent défaillant, en versant une allocation de soutien familial et en engageant des poursuites plus rapides et plus efficaces contre le débiteur. Derrière cette mesure, l’enjeu est d’éviter que des milliers de familles, majoritairement monoparentales et féminisées, ne basculent dans la précarité faute de ressources régulières. Il s’agit, à travers cette réforme, de rendre l’égalité des droits effective non seulement dans les principes, mais dans l’expérience concrète des femmes concernées. Dans le silence des statistiques, c’est toute une réalité sociale qui se voit ainsi reconnue par la loi.

La loi du 4 août 2014 étend également ses effets dans la sphère professionnelle et politique. Elle réaffirme les dispositifs de parité dans les instances représentatives, favorise l’égalité d’accès aux responsabilités et prévoit des sanctions pour les entreprises ne respectant pas l’égalité salariale. Des mesures visent à lutter contre les stéréotypes de genre dès l’école, à promouvoir l’égalité dans la formation professionnelle, et à renforcer la visibilité des femmes dans l’espace public. Mais si le texte est dense, la réalité de son application se heurte aux pesanteurs institutionnelles et aux résistances culturelles. L’égalité réelle, poursuivie par la loi, se confronte à l’épaisseur d’un monde social où les traditions, les intérêts économiques et les inerties structurelles dessinent les contours d’un changement lent.

Ce moment législatif s’inscrit dans une histoire longue de l’égalité de genre en France. De la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges à la parité politique du début du XXIe siècle, chaque avancée fut le fruit de compromis, d’engagements militants, de retours en arrière et de conquêtes fragiles. La loi du 4 août 2014, dans sa volonté de traiter l’égalité comme un objectif transversal, traduit la conscience que les discriminations ne relèvent pas seulement de l’individuel, mais s’enracinent dans les structures mêmes de la société. Elle témoigne aussi du passage d’une égalité de droits à une égalité de fait, d’une proclamation à une organisation concrète du vivre-ensemble.

Les suites immédiates de la loi se caractérisent par une série de mesures réglementaires, de circulaires d’application et de campagnes de sensibilisation. Des bilans sont dressés chaque année, soulignant à la fois les progrès réalisés et les limites persistantes. L’appropriation du texte par les acteurs de terrain, les associations, les collectivités locales, demeure inégale. L’évolution des comportements, des représentations et des pratiques, si elle est engagée, ne suit pas toujours le rythme espéré par les législateurs. Pourtant, la loi du 4 août 2014 ouvre des brèches?: elle permet d’installer la question de l’égalité dans le débat public, de légitimer de nouveaux acteurs, de faire émerger de nouveaux droits.

Avec le recul, cette loi marque un temps de l’histoire sociale française où la volonté politique s’allie à la pression des mouvements associatifs et féministes, où l’État cherche à organiser le progrès plutôt qu’à le décréter. L’inscription de la lutte contre les violences sur Internet, la promotion d’un congé parental partagé, l’amélioration du recouvrement des pensions alimentaires?: autant de réformes qui s’attaquent à la racine des inégalités, sans prétendre les abolir d’un seul geste. Car l’égalité, en France, demeure une conquête fragile, menacée par les reculs possibles, et tributaire de la mobilisation constante des citoyens.

Au terme de ce processus, la loi du 4 août 2014 apparaît comme une étape d’un long cheminement. Elle s’inscrit dans une temporalité où le changement est autant social que juridique, où les lois, si ambitieuses soient-elles, doivent composer avec la force du réel. À la manière d’un fleuve qui dessine lentement son lit, l’égalité entre les femmes et les hommes avance, parfois à découvert, souvent en souterrain, portée par la vigilance des institutions, la ténacité des militants, et les attentes de générations successives.