HISTOIRE D UN JOUR - 12 OCTOBRE 1968

Un pays naît sur l’équateur

12 octobre 1968. À Santa Isabel, que l’on va bientôt appeler Malabo, les drapeaux changent de mât, la foule se masse sur le front de mer, et l’acte solennel d’indépendance est proclamé. La Guinée équatoriale quitte l’administration espagnole et entre dans la société des États. L’instant paraît bref, mais il concentre des temps inégaux : la lente élaboration des réseaux atlantiques, la logique des comptoirs et des plantations, l’emboîtement des missions, des compagnies et des bureaux coloniaux. Ce jour ouvre une période où l’État national doit s’édifier presque à partir de rien, au contact d’un espace morcelé et de mémoires divergentes.

La géographie impose d’abord sa loi. Bioko, l’ancienne Fernando Pó, regarde vers le Cameroun et le Nigeria et vit au rythme de ses ports et de ses pistes. Annobón reste isolée au large. Sur le continent, la bande étroite de Río Muni s’enfonce dans la forêt équatoriale où la saison des pluies ordonne travaux, marchés et déplacements. L’espace est discontinu : routes courtes et fragiles, liaisons maritimes décisives, cabotage comme respiration. Dans cette configuration, l’économie fonctionne en enclaves. Sur l’île, le cacao et le café, culture d’exportation, ont requis une main-d’œuvre souvent venue de l’extérieur. Sur le continent, le bois et l’huile de palme ont fourni des revenus irréguliers. Les circulations de travailleurs saisonniers, nigérians et camerounais surtout, ont tissé des dépendances qui ne s’arrêtent pas aux frontières.

L’Espagne s’implante par épisodes depuis la fin du XVIIIe siècle et administre à faible coût. L’école et l’hôpital relèvent largement de congrégations. Les maisons de commerce tiennent la logistique, l’achat et l’embarquement. L’autorité est nette à Santa Isabel et à Bata, hésitante ailleurs. Les élites bubi négocient la protection des terres et des autonomies villageoises ; les Fang de Río Muni s’acclimatent aux découpages administratifs et aux circuits du travail. La démographie reste modeste, l’urbanisation lente, la fiscalité serrée sur quelques postes. Dans cette trame, la politique demeure longtemps l’art de composer avec les chefferies, les missionnaires et les agents coloniaux.

Après 1945, la question coloniale devient mondiale. L’Organisation des Nations unies presse les métropoles d’organiser des transferts de pouvoir. Madrid cherche une sortie contrôlée qui évite la rupture. Un statut d’autonomie est adopté au début des années 1960. Des assemblées provinciales sont élues et un exécutif régional gère des compétences limitées. La presse locale s’épaissit ; les associations culturelles et les syndicats deviennent des lieux de débat. Des cadres se forment dans l’appareil colonial et dans les écoles de la métropole. En 1967, une conférence constitutionnelle entérine l’architecture d’un futur État : régime présidentiel, libertés garanties, équilibre délicat entre l’île et le continent. L’ONU suit le processus, observe, et légitime la séquence finale.

La campagne électorale qui précède l’indépendance révèle la profondeur des clivages. Francisco Macías Nguema, ancien sous-préfet de Mongomo, promet souveraineté pleine et État fort. Bonifacio Ondó Edú, figure de l’autonomie négociée, défend la continuité administrative et un lien ordonné avec l’Espagne. Sur Bioko, des milieux bubi craignent une hégémonie continentale et demandent garanties foncières et équilibres institutionnels. À Bata, commerçants et transporteurs redoutent une rupture des flux avec le Nigeria et le Cameroun. Les élections portent Macías à la présidence. Le 12 octobre, drapeaux et hymnes scellent l’acte fondateur. Santa Isabel devient Malabo, la capitale politique ; Bata confirme son rôle de poumon continental. Le nouvel État hérite d’un budget étroit, d’infrastructures fragiles et d’une économie dépendante des cours du cacao.

La capacité initiale est mince. L’administration tient à quelques centaines de fonctionnaires formés dans les écoles coloniales. Les réseaux de santé et d’école manquent de personnel. Les frontières maritimes sont longues à surveiller. La monnaie, la banque, les douanes, tout demande des règles et des équipes. Les relations extérieures deviennent cruciales. L’Espagne promet une aide technique et financière, laisse des conseillers. Les voisins gabonais et camerounais ouvrent leurs capitales aux nouveaux ministres. L’ONU et des bailleurs multilatéraux testent des programmes. La promesse est réelle, mais chaque chantier révèle la fragilité des moyens et la dureté des arbitrages.

Très vite, la dynamique s’inverse. Macías concentre les pouvoirs, marginalise puis arrête ses opposants. Des notables bubi prennent la route de l’exil, vers Douala, Libreville, Madrid. Les syndicats ferment. La justice se plie au palais. En 1970, un parti unique encadre la vie publique. La rhétorique nationaliste se transforme en culte du chef. La peur s’installe dans les bureaux, les casernes, les villages. Les Églises sont surveillées. L’économie s’arrête : plantations abandonnées, commerces sous contrôle, ports ralentis. Techniciens et enseignants quittent le pays. La capitale vit à bas régime. La promesse de 1968 se crispe en huis clos répressif.

Le 3 août 1979, un coup d’État porte Teodoro Obiang Nguema au sommet et met fin au règne sanglant de son oncle. La violence recule, les prisons s’ouvrent partiellement, mais les contraintes demeurent. Obiang reconstruit des ministères, rétablit des relations diplomatiques, obtient une aide prudente. L’Espagne revient comme partenaire ; la France et des institutions multilatérales accompagnent un redémarrage fragile. Le pays échappe à la pénurie aiguë, mais reste endetté et dépendant. Au milieu des années 1990, la découverte et l’exploitation de gisements d’hydrocarbures au large de Bioko et dans le golfe changent l’échelle : la rente transforme les comptes publics, finance routes, bâtiments et équipements, densifie Malabo et Bata. Mais la structure politique reste hyper-présidentialiste ; la centralisation perdure, le pluralisme demeure contrôlé, et la rente recompose les inégalités sans dissiper les vulnérabilités.

Relire 1968 à la lumière de cette trajectoire met au jour un paradoxe constant. L’indépendance introduit souveraineté juridique et appartenance internationale. Elle n’installe pas d’elle-même des arbitrages stables entre groupes et territoires. Les contraintes de l’espace, la rareté des cadres intermédiaires, la mémoire du commandement colonial poussent vers la centralisation et la personnalisation. Les alliances familiales et régionales servent d’appui quand les institutions sont faibles. La dualité île-continent, déjà ancienne, continue de structurer la compétition politique et la distribution des ressources. Les flux extérieurs, migrations et capitaux, pèsent plus que la base productive locale.

Au quotidien, la ville change plus vite que la campagne. Malabo devient porte d’entrée des capitaux, des compagnies, des experts. L’espagnol reste langue de l’écrit et du droit, tandis que le français et l’anglais progressent dans le commerce et le pétrole. Les langues fang et bubi organisent la proximité sociale, l’entraide, parfois la défiance. Les écoles oscillent entre programmes hérités et réorientations techniques. Les hôpitaux publics demeurent tributaires des campagnes internationales. La toponymie garde la trace des passages : Santa Isabel devenue Malabo, Clarence Bay devenue Luba, et tant d’autres noms qui disent le pli des temps.

Le long terme n’est pas une morale, c’est une méthode. Ici, il rappelle que l’État se tisse plus qu’il ne se décrète. La décision de 1968 a créé un cadre et une appartenance. Les années suivantes ont montré que la confiance publique exige contre-pouvoirs, budgets lisibles, justice praticable, intégration territoriale par l’école, la route, la poste. Les hydrocarbures ont offert des moyens et du temps, mais n’ont aboli ni les distances, ni les héritages de commandement. L’économie reste ouverte aux chocs extérieurs ; la politique demeure sensible aux équilibres régionaux et au poids des fidélités personnelles. La mer continue d’unir et de séparer ; la forêt continue d’imposer ses rythmes.

Que reste-t-il du 12 octobre 1968 dans la conscience collective ? Une capitale rebaptisée, un drapeau connu des marins, une langue officielle rare en Afrique, une date inscrite dans le grand calendrier des indépendances. Reste aussi l’idée qu’un État peut être à la fois neuf et ancien : neuf par le droit, la représentation diplomatique, l’hymne et les passeports ; ancien par ses pratiques de gouvernement, ses clivages territoriaux, ses dépendances économiques. La Guinée équatoriale a trouvé sa place dans les enceintes régionales et onusiennes, mais son centre de gravité demeure interne : former, soigner, juger, circuler. L’événement de 1968 ne se suffit pas à lui-même ; il trace une ligne de départ. Le reste appartient au temps long, à l’ajustement patient des institutions et des sociétés, à l’équilibre, toujours précaire, entre l’autorité nécessaire et la liberté attendue.