HISTOIRE D UN JOUR - 19 OCTOBRE 1974
Niue choisit l’autonomie

19 octobre 1974. L’île de Niue, au cœur du Pacifique Sud, accède à l’autonomie en libre association avec la Nouvelle-Zélande à la suite d’un référendum constitutionnel approuvé en septembre. Ce jour-là, la Constitution de Niue entre en vigueur, un Premier est élu par l’Assemblée, et une relation redéfinie s’installe avec Wellington. Rien de spectaculaire. Plutôt l’aboutissement d’un long mouvement où migrations, missions, administration coloniale puis décolonisation ont reconfiguré l’île, ses villages et ses horizons.
Bien avant les lois, Niue est un rocher corallien sans lagon, difficile d’accès, que des navigateurs venus de Samoa et de Tonga ont peuplé il y a des siècles. Les villages fondés sur la parenté structurent l’espace, ordonnent le travail des jardins et régulent les conflits. Au XIXe siècle, les missions chrétiennes fixent l’écrit, transcrivent la langue et modèlent le temps par le calendrier liturgique. En 1901, l’île est annexée par la Nouvelle-Zélande au sein du Royaume. Les guerres, les maladies et les liaisons maritimes rares entretiennent une vulnérabilité que compense l’entraide communautaire.
L’après-guerre ouvre l’ère de la décolonisation. Les Nations unies rappellent que chaque peuple doit choisir librement son statut. Dans le Pacifique, la Nouvelle-Zélande propose la libre association, déjà adoptée par les îles Cook en 1965. À Niue, le débat mûrit lentement. L’île compte peu d’habitants, mais de nombreux parents vivent à Auckland et à Wellington. Les jeunes partent étudier, travailler, se marier, et l’archipel familial s’étire entre Alofi et la métropole. Le départ n’efface pas l’attachement : on envoie de l’argent, on revient pour les cérémonies, on suit les nouvelles de l’île comme celles d’un quartier lointain mais présent.
Le projet de constitution est confié au juriste néo-zélandais Robert Quentin-Baxter, qui travaille avec l’Assemblée. La philosophie est nette. Affirmer une autorité locale effective, tout en encadrant les transitions. La loi fondamentale prévoit vingt sièges, élus pour partie par les villages et pour partie sur une circonscription insulaire. L’Assemblée élit un Premier qui compose un conseil exécutif réduit. La supériorité de la Constitution et des lois locales est posée, sous réserve des engagements conclus avec la Nouvelle-Zélande.
Le référendum du 3 septembre 1974 approuve cette architecture par une majorité claire. Les électeurs disent oui à l’autonomie parce qu’elle ménage la responsabilité locale et la sécurité macroéconomique. La citoyenneté néo-zélandaise demeure, garantissant la liberté d’établissement et de circulation. L’aide budgétaire de Wellington reste décisive pour l’équilibre des comptes publics. L’avenir dépend d’un double mouvement. Rester au pays pour certains, partir et revenir pour d’autres, tout en gardant l’île vivante.
Le 19 octobre, la Constitution entre en vigueur. Sir Robert Rex devient le premier chef de gouvernement. Sa longévité future dira une manière d’exercer l’autorité par la négociation et la continuité. Le nouveau pouvoir s’attelle aux tâches prosaïques. Organiser l’école et la formation des enseignants. Tenir l’hôpital et la médecine de proximité. Assurer l’électricité et l’eau. Entretenir routes et wharf. Encadrer la pêche côtière et la petite agriculture. Gérer les terres coutumières et les conflits qui en naissent. Rien de spectaculaire, mais tout ce qui fait qu’une communauté tient debout.
La relation avec la Nouvelle-Zélande prend alors sa forme durable. Elle est contractuelle et fondée sur la consultation. La défense et la diplomatie peuvent être conduites par Wellington lorsque Alofi le demande, selon un principe d’agence. L’aide financière et technique demeure un pilier. Elle finance des infrastructures, accompagne les services et sécurise les comptes. En retour, l’île garde sa voix, négocie et participe aux enceintes régionales. Cette articulation, écrite dans la loi, évite la tutelle et permet une diplomatie de proximité.
L’autonomie a une dimension sociale immédiate. Les familles vivent au rythme des rotations aériennes, des congés scolaires et des cérémonies religieuses. Le départ vers Auckland n’est pas un exil définitif. On revient pour un deuil, un mariage, un chantier collectif, un vote. Ces mobilités entretiennent le lien, alimentent l’économie par les envois d’argent et d’objets, et transforment les goûts et les attentes. La musique, la langue, la cuisine, les loisirs circulent entre les deux rives d’un même monde familial.
Au fil des années, le gouvernement consolide ses capacités. Il rationalise l’administration, formalise les procédures budgétaires et encadre les établissements publics. Il cherche des ressources nouvelles, teste un tourisme à petite échelle, valorise la pêche et expérimente des niches agricoles et artisanales. Il modernise les communications, améliore l’aérodrome et le port, se raccorde aux réseaux numériques. Chaque avancée rappelle aussi les limites d’un territoire minuscule soumis aux aléas climatiques.
La constitution de 1974 ménage un pluralisme juridique. Les coutumes villageoises continuent de régler la vie foncière et une part des usages sociaux, tant qu’elles ne contredisent pas la loi. Ce compromis évite l’illusion d’un droit neuf imposé d’en haut. Il reconnaît que l’autorité locale s’enracine dans la parenté, dans la participation aux travaux collectifs et dans les comités d’église autant que dans les textes. Cette reconnaissance n’exclut pas les conflits. Elle les rend arbitrables et visibles, en installant des procédures claires.
Dans l’espace international, Niue fait entendre sa voix. La taille n’empêche pas l’expression d’intérêts clairs. La gestion des pêches, la protection de l’environnement marin, la santé publique et la résilience climatique exigent des positions et des financements. L’île signe, adhère et coopère, parfois par l’entremise de Wellington, parfois en direct. Elle participe aux réunions régionales et tisse des liens bilatéraux qui comptent pour la sécurité et l’aide technique. La fête de la Constitution, chaque 19 octobre, inscrit le choix fondateur dans le calendrier civique et familial.
L’autonomie de Niue est aussi une pédagogie. Elle enseigne que l’indépendance n’est pas la seule forme de souveraineté effective. Une association libre peut stabiliser une petite société, tant que la réversibilité demeure possible en droit et que la consultation reste réelle en pratique. Elle montre qu’une citoyenneté partagée avec un grand voisin peut coexister avec une politique locale affirmée, à condition d’un pacte explicite sur les compétences et les appuis. Elle révèle enfin qu’un État tient d’abord par la continuité des services essentiels et la confiance dans ses institutions.
Au plan politique, la figure de Sir Robert Rex incarne la continuité. Élu en 1974, il restera au pouvoir jusqu’en 1992, traversant les alternances locales et tenant ensemble un gouvernement resserré. Cette stabilité ne dit pas l’absence de débats. Elle signale un art d’arbitrer dans un espace public où la proximité sociale et la connaissance mutuelle limitent les surenchères. Les Cabinets successifs, de taille réduite, pratiquent une collégialité contrainte par la rareté des compétences disponibles. La vie politique se déroule à hauteur d’île, avec une mémoire précise des décisions.
Cinquante ans après, la décision de 1974 apparaît comme un pari lucide. Elle n’a pas empêché l’exode, mais elle a offert un cadre pour en amortir les effets. Elle n’a pas comblé toutes les attentes économiques, mais elle a sécurisé l’accès aux biens publics vitaux. Elle n’a pas isolé l’île, mais elle a clarifié ses portes d’entrée vers le monde. Elle a surtout donné à la communauté la responsabilité de ses choix, à son échelle. Il y a là une leçon sur la gouvernementalité des petits territoires, où l’équilibre entre autonomie et appui extérieur se joue dans la durée.
Regarder ce 19 octobre, c’est lire un tissage. Un fil plonge dans la profondeur des villages et des lignages. Un autre passe par les navires, les avions, les écoles et les églises d’Auckland. Un troisième, juridique, relie textes, compétences et budgets. L’autonomie de Niue tient dans cet assemblage patient. Elle suppose de la sobriété, de la prévoyance et du dialogue. Elle avance par petites décisions, révisées au gré des saisons et des tempêtes. Elle refuse l’absolu pour le praticable et fait de la géographie une méthode politique.
Ainsi l’histoire se donne à lire dans le peu. Une île minuscule, un vote paisible, un acte constitutionnel, et voici une souveraineté mesurée qui dure. Le 19 octobre 1974, Niue a choisi d’habiter le monde à sa façon, ni enfermée, ni dissoute. Elle a choisi de parler avec sa voix propre, tout en acceptant de se faire entendre par l’intermédiaire d’un allié proche lorsque nécessaire. De ce choix procèdent des politiques publiques, des usages renouvelés et une mémoire commune. L’événement n’a pas clos le cours de l’histoire ; il en a réglé la cadence.